Cette étrange mademoiselle Maier

Trois expositions, à Tours et à Paris, consacrent Vivian Maier, photographe méconnue et géniale, disparue dans l’anonymat. Durant trente ans, à Chicago comme autour du monde, elle a saisi la rue, ses insolites et ses drames.

Jean-Claude Renard  • 5 décembre 2013 abonné·es

Commençons par la fin. Vivian Maier meurt en 2009 à Chicago. Sans faire de bruit, discrètement. Et plutôt dans le dénuement. Née à New York en 1926, elle a passé une partie de son enfance avec sa mère, en France. Le père a déjà quitté le domicile familial quand mère et fille s’installent dans les Hautes-Alpes, à Saint-Bonnet-en-Champsaur. En 1938, elles sont de retour sur le sol américain. À 24 ans, Vivian Maier revient en France pour toucher l’héritage d’une grand-tante. De quoi voyager : à Cuba, au Canada, en Californie, mais pas de quoi vivre de ses rentes. Toute sa vie, elle aura été gouvernante, nurse au sein de familles aisées dans la banlieue de Chicago, notamment chez les Gensburg, pour qui elle travaillera dix-sept ans. En 1952, la jeune femme s’offre son premier Rolleiflex. Quand elle n’est pas à la besogne, elle parcourt les rues de Chicago, pousse jusqu’à New York, l’appareil en bandoulière. Chez les Gensburg, dans la salle de bains privative qui lui est réservée, elle aménage un petit laboratoire.

Entre 1959 et 1960, Vivian Meier entame un voyage autour du monde, séjourne aux Philippines, en Inde, au Yémen, au Proche-Orient, en Asie, se rend encore en France une dernière fois. À partir de 1965, elle alterne couleur et noir et blanc, et réalise quelques petits films en 8 mm et 16 mm. À la fin des années 1990, elle dépose dans un garde-meubles des cartons de films et d’épreuves. Elle est sans le sou, sans emploi, hébergée jusqu’à la fin de sa vie par la famille Gensburg. Au cours des années 2000, les cartons sont saisis pour régler les loyers impayés. En 2007, en quête d’une documentation historique sur certains quartiers de Chicago, John Maloof, jeune collectionneur, acquiert dans une salle des ventes un lot important d’épreuves, de négatifs et de diapositives, pour la plupart non développés, et plusieurs films de cette parfaite inconnue. Au prix ridicule de 400 dollars. Vivian Maier meurt deux ans plus tard, dans l’anonymat. Et laisse à ce jeune Maloof, qu’elle ne connaît pas, le soin de découvrir son acquisition. Gigantesque, stupéfiante, bouleversante, cohérente. Cent vingt mille prises de vue, en trente ans de photographie. Des images que personne ne connaît, ou presque.

C’est une partie de ce fonds qui est exposée aujourd’hui, au château de Tours, où s’est délocalisé le Jeu de paume, et dans deux galeries parisiennes, aux Douches et à la galerie Moisan. Des expositions qui se répondent, correspondent, toutes remarquables. Près de cent vingt clichés (autant de tirages argentiques) et quelques courts films pour la première, une quarantaine pour les autres. Peu de titres, peu de dates. Forcément. Ici, la façade d’un bâtiment en verre, saisie en contre-plongée, renvoyant les silhouettes des passants, d’ombre en lumière, formant un damier complexe ; un autre immeuble, tapissé d’escaliers de secours, de pitons, de crochets et de passerelles, où tout est surligné par une lumière frontale ; encore un jeu de reflets d’une vitrine avec ces boîtes de pêches en conserve, ou s’invitent les souliers d’un homme ; un alignement de voyageurs dans un bus, lisant les uns derrière les autres leur journal, dans l’indifférence générale, au contraire de l’émotion visible d’une succession de femmes, à New York, touchées par les brises légères de la mer ; là, une bourgeoise hautaine dans sa fourrure ; des rombières en goguette tirées à quatre épingles, lancées dans leurs achats ; un artisan, cigare à la main, attendant le client sur le trottoir, tranquillement assis sur sa chaise ; un homme endormi à l’avant de sa voiture, calé sous le volant ; des trognes d’assassins besogneux…

Soit une photographie de rue. Avec ses curiosités, ses insolites, ses accessoires, ses perplexités, ses clins d’œil amusants, ses hasards bousculés, ses caractères anodins, singuliers, ses drames du quotidien aussi. Et toute une foule passante, éphémère, bourgeoise, huppée, modeste, humble. Comme cet homme recroquevillé sur lui-même, casquette vissée sur le crâne, aux vêtements et aux chaussures usés, ou ce vieillard sans domicile fixe, ou encore ces ouvriers à la pause, dans le bazar des tôles, des camions, des bennes, dans les soubresauts d’un chantier. À chaque fois, un sens de la composition exacerbé, saisi au débotté, à la volée, proche des images (quasi contemporaines) de Lisette Model (1901-1983) ou d’Helen Levitt (1913-2009). Affaire de rencontre et de fortune, de graphisme heureux. La plongée vertigineuse sur une cour d’école au dallage bien marqué, encadrée de bâtiments, où les gamins posent pour la photo de classe annuelle, face à la gestuelle du photographe et du maître, en est un exemple. Comme la verticalité d’un building quadrillé de fenêtres, épousant les motifs du voile d’une femme ; ou ce jeune homme noir, vêtu d’une chemise dont les lignes prolongent les traits rectilignes d’un bâtiment au second plan, ou le chapeau d’une demoiselle encore, tapissé de losanges et de carrés, au diapason du mur de briques dressé derrière elle. Au portrait juste, Vivian Maier ajoute la structure architecturale, dans son jus. La plupart du temps, elle fixe son sujet en plein milieu du cadre, sans effet de manche ; le personnage se fondant dans le décor, suivant le tout-venant de la rue et la signalétique urbaine.

Dans ce tout-venant, visible aussi dans la vingtaine de clichés en couleur et dans les films présentés au château de Tours, Maier accorde une place privilégiée aux enfants, où domine l’impression d’empathie. Pour une gamine dont les traits soulignent déjà l’âpreté de la vie, pour un mouflet stupéfait devant l’étal d’une femme arc-boutée sur son presse-agrumes mécanique, pour un môme hissé sur la pointe des pieds, plongeant sa main curieuse dans un carton trop volumineux pour lui. Mine de rien, cette nounou bien coiffée, prise de dos, fortement charpentée, encadrée par deux enfants, recèle volontiers des airs d’identification pour la nurse que fut Vivian Maier. Une artiste qui s’ignorait, mais obsédée par l’image et par son image. C’est une constante dans les trois expositions : l’attirance pour l’autoportrait – révélant un personnage plutôt asexué, apparemment tôt vieille fille, simplement vêtue, le regard fixe de la vigilance et de la concentration, et livrant le même souci de composition dans cet exercice que dans la photographie de rue, en jouant avec les reflets d’un miroir, d’un rétro ou d’une vitrine, l’ombre, la lumière, dans un cadre réfléchi. Curieuse personnalité que cette femme qui prend des milliers de photographies, multiplie les autoportraits, sans prendre la peine de développer ses images, ou très peu. Et qui pourtant conserve minutieusement, soigneusement ses négatifs dans des cartons qu’elle trimbale avec elle, au gré de ses déménagements, d’un employeur à l’autre, jusqu’à n’avoir plus de chez elle. Soit une histoire peu commune. Qui fait en elle-même récit romanesque, adossé à l’étrange, au mystère. Et qui surtout ne fait que commencer.

Culture
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