Gabriel Gonnet : « Le harcèlement est ancré dans la société française »

La loi du plus fort s’apprend dès l’école. Et le poids des normes et des rumeurs est amplifié par Internet. Une campagne contre le harcèlement a été lancée le 26 novembre. La fin d’un tabou ?

Ingrid Merckx  • 12 décembre 2013 abonné·es

La Cathode a réalisé pas moins de sept films sur la violence à l’école et le harcèlement. Cette association de Saint-Denis (93), qui travaille avec des groupes de parole, est en partie à l’origine de la campagne contre le harcèlement lancée le 26 novembre par le ministre de l’Éducation, Vincent Peillon [^2]. Son président, Gabriel Gonnet, affirme la nécessité de briser la loi du silence.

Comment la Cathode a-t-elle participé au lancement de la campagne ?

Gabriel Gonnet : En 2007, Éric Debarbieux, délégué ministériel à la prévention de la lutte contre la violence, est venu faire une conférence en Seine-Saint-Denis. Il a décrit le phénomène du harcèlement, les figures de souffre-douleur et de caïd, et l’apprentissage dès l’école de la loi du plus fort. En 2008, la Cathode a répondu à un appel à projets sur les discriminations, et on s’est mis à travailler sur le thème du souffre-douleur. C’était un non-dit français. On a réuni les quelques personnes qui avaient travaillé sur le sujet, dont Éric Verdier, de la Ligue française de santé mentale, l’association Apsymed (psychologues et médecins scolaires), Brigitte Liatard, spécialiste de médiation par les pairs, et le collectif École changer de cap. Puis nous avons réalisé le film Kenny, dans un lycée du XVIe arrondissement de Paris [^3].

Pourquoi Kenny fait-il référence ?

Cette fiction met en scène tous les protagonistes : témoins bienveillants, témoins suivistes, parents qui ne voient pas, professeur qui laisse entendre que… Le scénario, né de notre travail avec une classe de seconde, révèle le journal de bord d’un ado, Kenny, qui, petit, roux et bon élève, est harcelé et va jusqu’à la tentative de suicide. Une jeune fille, Nour, témoin actif, brise la loi du silence. Notre groupe de travail a ensuite écrit au ministre de l’Éducation nationale de l’époque, Luc Chatel, et notre réflexion sur le souffre-douleur a rejoint celle sur le « school bullying »  [harcèlement d’un élève par ses pairs, NDLR]. On s’est mis à appréhender le harcèlement dans son ensemble et comme phénomène de groupe. En mai 2011, ont été lancées les Assises du harcèlement. Cela a permis de lever le tabou.

Pourquoi ce tabou ?

Le harcèlement est ancré dans la société française. Toutes les générations ont connu des souffre-douleur. Le bizutage dans les écoles d’ingénieurs n’en est qu’une reproduction. Les phénomènes de harcèlement au travail viennent de réflexes acquis à l’école. Les rôles sociaux se configurent très tôt. Le souffre-douleur est celui qui s’écarte d’une norme imposée par le groupe. Les bègues sont des cibles, comme les gros, les petits, les grands, les roux… Il suffit d’une différence et la personne est chambrée, processus accentué par les modes et la société de consommation. Si l’individu est fragile, il s’effondre.

Pourquoi la loi du silence est-elle si forte ?

Les caïds ont souvent eux-mêmes subi des violences à la maison ou à l’école, et ont besoin de se constituer un « statut ». Les témoins se taisent parce qu’ils ont peur de devenir une cible. Il faut dire aux enfants de parler. Plus on apprend tôt, et plus on développe sa capacité à réagir. Dans J’vais le dire, réalisé en maternelle, de jeunes enfants apprennent des techniques de médiation avec des bâtons de parole. Dans Un après-midi au collège, devenir médiateur, des enfants harcelés témoignent au sein d’un groupe, ce qui m’a permis d’identifier un modèle de groupe capable d’accepter la différence. On entre encore plus dans le détail de la médiation par les pairs avec le film Sur les chemins de la non-violence .

La campagne contre le harcèlement à l’école est-elle bien conçue ?

On y trouve un certain nombre de choses importantes, comme la création d’un dispositif d’urgence et le fait d’introduire l’éducation à la non-violence dans la formation des enseignants, petite révolution. En outre, le lien a bien été fait entre harcèlement et climat scolaire. La campagne donne des pistes concrètes pour réagir, tout en prenant le parti de l’innovation pédagogique. Reste à savoir si la sauce prendra. On a déjà perdu tellement de temps… On déplore un certain nombre de faits divers depuis la rentrée.

Les adultes sous-estiment-ils la violence entre élèves ?

La difficulté du souffre-douleur a été complètement mésestimée. La démolition d’un enfant en pleine construction de l’estime de soi peut avoir des conséquences tout le reste de sa vie. Le cyber-harcèlement amplifie le phénomène : sur Internet, la rumeur explose, la personne « traitée » est rapidement rejetée, non seulement par sa classe mais aussi par les autres classes. Une des solutions consiste à éliminer les murs d’injures sur les réseaux sociaux.

La question du genre apparaît-elle dans les phénomènes de harcèlement ?

Le soupçon d’homosexualité en est une cause fréquente. Des jeunes filles disent éviter d’être « féminines ». Les adolescents ont, notamment par leur vocabulaire –  « swag », « se faire une réput », « bolos »  –, une vraie compétence à analyser des phénomènes psychologiques complexes. En même temps, une catastrophe a des conséquences terribles sur le groupe qui s’est tu.

[^2]: Toute la campagne sur le site : agircontreleharcelementalecole.gouv.fr. Numéro national : 0808 807 810.

[^3]: Voir les films de la Cathode sur lacathode.org

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