Mariana Otero : « L’ordinaire est extraordinaire »

En filmant les enfants psychotiques du Courtil, la réalisatrice renouvelle l’apprentissage du regard. Sur la folie, d’abord, mais aussi sur le documentaire et le rôle de celui qui tient la caméra.

Christophe Kantcheff  • 9 janvier 2014 abonné·es

Il y a trois ans, Mariana Otero signait Entre nos mains, un documentaire sur des ouvrières qui tentaient de reprendre leur entreprise en coopérative. Un film dont la forme même, surprenante dans sa conclusion, tenait à la relation instaurée entre la filmeuse et les filmées. La cinéaste revient aujourd’hui avec À ciel ouvert, titre tiré d’une expression de Jacques Lacan, « l’inconscient à ciel ouvert ».

On peut dire qu’ À ciel ouvert est un film sur des enfants psychotiques, mais le présenter ainsi est réducteur. Comment l’avez-vous conçu ?

Mariana Otero : « Enfants psychotiques », l’expression paraît théorique a priori. Mais, dès lors qu’une petite fille regarde son bras comme si c’était un bout qui n’était pas à elle, l’expression s’incarne. J’ai conçu le film comme une expérience, qui est celle que moi-même j’ai vécue. Au départ, je ne comprenais rien à ce que je voyais, qu’il s’agisse des enfants ou des intervenants [nom donné aux soignants, NDLR]. Puis, petit à petit, j’ai commencé à voir ce qui était invisible, à entendre ce que je n’entendais pas. De même, face au film, le spectateur est d’abord perdu, puis il comprend peu à peu, notamment la logique de chaque enfant. C’est un apprentissage du regard. L’important, ce n’est pas ce qu’il y a au bout du film, c’est cet apprentissage du regard.

Comment êtes-vous passée d’ Entre nos mains, votre précédent film, à celui-ci ?

J’avais envie de poursuivre dans la recherche d’une autre manière d’être au monde – qui passe d’abord, dans Entre nos mains, par une autre façon d’être dans une entreprise. Cela m’a menée vers cette altérité qu’est la folie. La folie m’a longtemps fascinée et effrayée. Mais, ici, je voulais qu’on comprenne quelque chose. Je ne voulais pas que le spectateur reste dans la contemplation de la folie – qui déclenche le rire, le malaise ou ce genre de réflexion condescendante : « Ils sont tellement formidables ! » J’avais l’intuition qu’on pouvait y entrevoir quelque chose et que ces enfants avaient quelque chose à nous apprendre. Le problème était de savoir dans quel lieu, dans quel cadre ce serait possible.

Après recherche, vous êtes donc arrivée au Courtil…

Mariana Otero, avec la complicité de l’une des intervenantes du Courtil et personnage du film, Marie Brémond, a décidé de donner un complément à son film. C’est un livre d’entretiens avec les responsables du Courtil, qui éclaire ce que le documentaire n’aborde pas : l’organisation du lieu et la pensée qui y est à l’œuvre.

Que ce soit à propos des fondements théoriques, entre Winnicott et Lacan, des conditions de sa création ou de son fonctionnement pratique, les propos tenus, notamment par les deux fondateurs du lieu, Alexandre Stevens et Bernard Seynhaeve, sont toujours précis sans être jamais techniques ni abscons. Il y a là un plaisir de l’intelligence bien transmise, qui n’est pas toujours de mise avec la psychanalyse.

En outre, le lecteur est frappé par la capacité des intervenants à renverser les a priori, à opposer aux certitudes des voies nouvelles et à interroger leur propre démarche. Comme le dit le sous-titre du livre : « le Courtil, l’invention au quotidien ».

Cette invention-là, au service des enfants malades, apte à favoriser des « solutions » contre leur souffrance, est pourtant aujourd’hui à contre-courant dans le paysage de la psychiatrie contemporaine, où domine l’uniformisation par la pharmacologie. Le Courtil est, dans ce contexte, un endroit d’autant plus précieux.

À ciel ouvert , entretiens, Mariana Otero, Marie Brémond, Buddy Movies, 129 p., 12 euros. En vente sur le site www.acielouvert-lefilm.com

La première fois que je suis allée au Courtil, j’ai rencontré les responsables thérapeutiques et je leur ai demandé d’emblée : « Pourquoi ne parlez-vous jamais de handicapés psychiques ? Pourquoi n’utilisez-vous jamais ce mot, “handicapés” ? « Parce que, pour nous, il ne manque rien à ces enfants », m’ont-ils répondu. Ajoutant : « Ces enfants ont une autre structure que la nôtre, et notre travail c’est de la comprendre. Pour nous, chaque enfant est une énigme. La plupart des gens partagent une langue commune ; ces enfants-là ont une langue privée. » L’idée qu’il ne manque rien à personne est pour moi une idée fondamentale. Les catégorisations « sans » quelque chose (toit, papiers, etc.), comme la notion de « handicapé », m’ont toujours déplu. La rencontre avec les gens du Courtil s’est faite pas à pas : je suis revenue plusieurs fois, ils ont vu mes films. Au début, il n’était pas question de filmer les enfants, puis c’est apparu indispensable, à eux comme à moi.

Le Courtil est un lieu exceptionnel…

Oui. Spécifiquement, dans le travail accompli vis-à-vis de la maladie mentale, mais aussi, plus généralement, en tant qu’institution – c’est d’ailleurs pour cela que j’ai fait un livre à côté du film, qui n’aborde pas du tout cet aspect (voir p. 24). C’est une institution organisée de façon étonnante. Avec 250 enfants et 150 intervenants, le Courtil existe depuis trente ans, et c’est toujours vivant. C’est-à-dire qu’il y a toujours du désir, de la joie dans le travail.

Quels points communs avec la psychothérapie institutionnelle, notamment la clinique de La Borde ?

Le sujet est au centre, et l’institution s’adapte au sujet. C’est une idée très politique, qui malheureusement disparaît progressivement à l’heure où tout est évalué, comptabilisé, formaté.

Les scènes avec les intervenants éclairent les scènes avec les enfants. N’avez-vous pas craint qu’on vous reproche un certain didactisme, dont se méfie le documentaire dit « de création » ?

Non. Dans la plupart des scènes avec les intervenants seuls, ceux-ci s’interrogent. Par exemple, quand un nouveau petit garçon arrive au Courtil et qu’au déjeuner tous les enfants autour de lui crient alors que lui reste calme, les intervenants, dans la scène suivante, suggèrent simplement que cet enfant est un peu trop calme. On décale un tout petit peu le regard. Ces scènes avec les intervenants servent à signaler au spectateur qu’il y a peut-être autre chose derrière ce qu’il a vu. Mais il n’y a pas d’explication didactique. C’est aussi pourquoi j’ai choisi des enfants dont la folie ne se voit pas. Pour aller au-delà de l’apparence. On est amené à se poser la question : « Qu’est-ce qu’il y a dans ce que je vois qui ne va pas ? » Puisque tout a l’air d’aller bien, tout a l’air banal ou presque. Même s’il y a davantage de scènes où la souffrance émerge dans la seconde partie du film. C’est cela, l’expérience du regard. Il s’agit de déconstruire ce qu’on voit. Comme si chaque scène avait un secret. Toute ma démarche de documentariste tient dans cette idée. L’ordinaire est extraordinaire. Rien n’est ce qu’il a simplement l’air d’être. La démarche psychanalytique et la démarche cinématographique ont ici quelque chose à voir.

Que nous enseignent les enfants du Courtil ?

Ce qui pour nous peut paraître simple et évident et qui ne l’est pas : la relation au corps, le rapport à l’Autre, la nécessité de se raconter… Le corps n’est pas forcément un, c’est quelque chose qu’on a construit, en particulier avec les mots. Les enfants questionnent le cinéma aussi, la relation à la caméra. Alyson, par exemple, qui rassemble son corps parce qu’elle est filmée : elle renseigne indirectement sur les acteurs. Parce que ce n’est pas seulement du narcissisme chez eux : le regard de la caméra les construit. Et quand Alyson a vu le film, elle n’a pas été très intéressée de se voir à l’écran. Comme les acteurs. Ce n’est pas de se regarder sur un écran qui compte, mais le moment où ils sont filmés. Autre exemple avec Evanne, un petit garçon dont l’évolution est nette au cours du film, évolution qui se reflète aussi dans la relation qu’il a avec la caméra. Le regard caméra qu’il fait à la fin n’est possible que parce qu’il existe désormais : il s’est construit. Du coup, l’Autre existe aussi. C’est le plus beau regard caméra que j’aie jamais filmé. Ces enfants nous en apprennent sur le rôle de la caméra, sur le cadre, qui donne un corps.

À ciel ouvert* foule au pied cette idée encore trop répandue, même par des documentaristes de renom, que la présence d’une caméra peut être « oubliée » par ceux qui sont filmés. Au contraire, vous êtes ici très présente et même partie prenante du film…**

Avec Histoire d’un secret, je suis entrée dans le film en raison du sujet [^2]. Dès lors, le fait de rester « en dehors », comme je le faisais auparavant, m’a paru être un non-sens. Dans Entre nos mains, je suis là dans la mesure où on m’entend parler, les ouvrières peuvent m’interpeller, etc. Je n’ai jamais cru que la présence d’une caméra ne changeait rien à ce qui se passait. Mais, désormais, je m’autorise à faire partie du film. En outre, avec ces enfants, j’étais sûre qu’il y aurait de la transgression, de ce point de vue. Parce que, pour eux, il n’y a pas de champ, de hors-champ. C’est aussi comme cela que les responsables du Courtil m’ont accueillie. Ils se sont dit : la caméra va déranger, tant mieux, ce dérangement va sûrement apporter quelque chose. Ils m’ont incluse dans leur travail. J’ai donc filmé seule, sans ingénieur du son, avec la caméra accrochée sur moi. J’avais même imaginé que, lors d’une réunion, les intervenants parleraient de la présence de la caméra. Et c’est arrivé. Parce qu’Alyson, fillette apathique pendant mes repérages, a été « réveillée » par la caméra. C’est venu petit à petit. Elle a commencé par me montrer ce qu’elle trouvait dans le jardin en creusant, les vers de terre, etc. Puis elle s’est mise à courir autour de la caméra, à sauter et à aller dans les blés – jusqu’ici, marcher dans l’herbe était pour elle une souffrance, comme c’est dit dans le film. Ces enfants nous apprennent que la présence de la caméra change tout.

[^2]: Histoire d’un secret raconte l’histoire de la mère de la réalisatrice, décédée lors d’un avortement clandestin en 1968.

Cinéma
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