Quand Soral drague les musulmans

Égalité & Réconciliation cherche une synthèse entre droite réactionnaire et enfants d’immigrés. Mais son succès demeure limité.

Erwan Manac'h  • 9 janvier 2014 abonné·es

«Les ennemis de mes ennemis sont mes amis. » Voilà l’axiome qui devrait sceller, dans l’esprit d’Alain Soral, l’alliance de la communauté musulmane de France avec l’extrême droite, contre « l’Empire mondialisé ». « C’est dans mon intérêt de catholique blanc que la communauté musulmane soit puissante en France. Il faut un rééquilibrage communautaire pour faire poids contre la communauté toute-puissante », lance ainsi l’essayiste. S’ensuit une série d’appels du pied : une théologie de l’amitié islamo-chrétienne (les deux religions condamnent le prêt à intérêt, à l’inverse des juifs et des protestants) ; une critique de la laïcité, nouvelle « religion d’État » islamophobe ; des missives contre le « paternalisme » de l’antiracisme et de la gauche… La mélodie est assez douce et suffisamment rare à l’oreille des musulmans pour capter une audience importante.

Pour beaucoup d’acteurs associatifs musulmans, c’est la consternation. « On sent une grande inquiétude parmi de nombreuses organisations musulmanes ou arabes, explique Michèle Sibony, présidente de l’Union juive française pour la paix, association qui s’oppose à la colonisation des territoires palestiniens. L’accusation a priori d’antisémitisme à l’adresse de tous les défenseurs de la cause palestinienne les a empêchés de se déployer comme des acteurs politiques. C’est cette brimade fondamentale qui en a conduit certains chez Soral et Dieudonné. » Pour faire la synthèse entre ce ressentiment et son propre discours réactionnaire, Alain Soral flatte un islam assimilationniste et patriotique, délesté de « l’arabité » et des traditions portées par les immigrés de la première génération. Il flatte la fibre réactionnaire d’une nouvelle bourgeoisie musulmane en mettant à l’index une jeunesse « réislamisée », opposant les « musulmans responsables » aux « islamo-racailles » des quartiers populaires. Pour cela, Soral dispose de plusieurs relais qui captent une audience grandissante sur Internet. C’est le cas d’Abdelaali Baghezza, un ancien responsable des Jeunes Musulmans de France et des scouts musulmans, qui a francisé son nom pour devenir Albert Ali. Ou du cercle de réflexion Fils de France, qui réunit depuis 2012 des « musulmans patriotes » derrière Camel Bechikh, cadre des scouts musulmans d’Aquitaine et porte-parole de la Manif pour tous au printemps 2013.

Pour compléter l’opération de séduction, Alain Soral s’adjoint des militants issus de l’immigration, venus se mettre dans la lumière en reprenant son discours conspirationniste. C’est le cas de Salim Laibi, alias « le libre penseur », à Marseille, qui entend dénoncer la décadence de la société française et voit du complot partout, notamment maçonnique. Il s’en prend à la radio rap Skyrock, bras armé, selon lui, d’un plan visant à pervertir la jeunesse, orchestré par une « élite blanche […] décadente et incestueuse ». Il est rejoint sur ce thème par Mathias Cardet, ancien militant antifasciste qui signait en 2013, sous pseudonyme, un essai brumeux sur « l’effroyable imposture du rap ». Cet ouvrage édité par Kontre Kulture dénonce une conspiration à l’œuvre à travers le mouvement hip-hop pour la « déconscientisation » de la jeunesse populaire. Farida Belghoul, porte-parole de la marche antiraciste « Convergence » en 1984 rejoint à son tour E&R pour dénoncer la conspiration – encore une ! – orchestrée, notamment par SOS Racisme, pour neutraliser le « vrai » mouvement antiraciste. L’auditoire trouve son compte dans ce discours, quitte à laisser de côté ses aspects les plus virulents. Toutefois, le succès de cette entreprise idéologique demeure limité, et l’antisémitisme censé fleurir dans les bas-fonds de la République est à relativiser. « Le socle commun, dans les quartiers populaires, c’est surtout un sentiment d’injustice et une “victimation” collective, observe Éric Marlière, sociologue [^2]. Soral et Dieudonné, c’est du prêt-à-porter. Ils sont écoutés, comme d’autres, mais avec une grande méfiance. » Avec son discours sur l’islam, E&R est aussi devenu une antichambre stérile du FN. Car, depuis la prise de pouvoir de Marine Le Pen en 2011, la formation d’extrême droite privilégie au contraire une ligne islamophobe. Plus qu’un vote frontiste des musulmans de France, « le discours de Soral a surtout pour conséquence l’éloignement de dizaines de milliers de jeunes de la politique », estime le politologue Jean-Yves Camus.

[^2]: La France nous a lâchés. Le sentiment d’injustice chez les jeunes des cités , Fayard, 2008.

Temps de lecture : 4 minutes