Bobigny : un bastion PCF menacé par l’abstention

Entre désespérance sociale et critique de la municipalité, Bobigny « la rouge » pourrait basculer à droite. Une première dans une ville «communiste depuis 95 ans».

Pauline Graulle  • 28 mars 2014
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Bobigny : un bastion PCF menacé par l’abstention
© Photos : Nicolas Portnoï

Du métro, il faut fendre le méli-mélo des bus et des trams, traverser le sinistre centre commercial Bobigny 2, longer le bunker défraîchi qui tient lieu d’hôtel de ville. Au bout du boulevard Lénine, passé l’avenue Karl-Marx, un PMU se dessine enfin au milieu des tours. Une petite oasis dans cette ville-préfecture tout de béton et sans véritable centre, où les commerces de proximité sont rares.

À la terrasse du Sénateur, Tonio et Ahmed prennent le soleil autour d’un petit noir. Les municipales ? Ces deux sexagénaires n’y sont pas indifférents. Loin de là. Mais ils n’ont pas voté. « Cela fait six ans que je demande un logement social : ma retraite est trop faible. Mais, on a beau aller à la mairie, on n’est jamais reçu » , grince Ahmed, qui ne met plus les pieds dans un bureau de vote depuis une bonne douzaine d’années. À sa droite, Tonio embraye : la politique, ça l’intéresse. Mais de là à imaginer qu’elle puisse changer son quotidien de préretraité handicapé… « Vous rigolez ou quoi ?, se marre-t-il derrière d’épaisses lunettes surplombant un nez d’où s’échappe une sonde. La maire, quand je la vois, je lui dis que ça ne va pas. Mais elle passe son chemin. » L’ancien chef de chantier désigne d’un coup de menton les grues qui surplombent les grands ensembles alentour : « Ce ne sont pas les gens d’ici qui travaillent. Avec l’Europe, on fait venir une main-d’œuvre moins chère, dit-il de son accent chantant du Portugal. Alors, que voulez-vous, moi, Hollande, je l’aime bien, c’est un type honnête, mais il ne va rien faire non plus. »

Choc

Ahmed et Tonio font partie des 13 000 électeurs qui ne se sont pas déplacés pour aller voter la semaine dernière à Bobigny (93). Avec près de deux tiers d’abstentionnistes (59,44 %), la ville a battu un triste record, qui n’est pas sans conséquences. Dans ce bastion communiste où les « rouges » règnent en maîtres incontestés depuis quatre-vingt quinze ans (au point que les édiles sont systématiquement élus dès le premier tour), les résultats de dimanche dernier ont été un choc : avec 44 % des voix, Stéphane de Paoli, le candidat UMP-UDI, encore inconnu il y a deux ans, est arrivé en tête. En face, la maire communiste, Catherine Peyge, a essuyé un revers : une chute de 14 points par rapport à 2008, soit à peine plus de 40 % des voix. Du jamais vu.

Illustration - Bobigny : un bastion PCF menacé par l'abstention

Mécontentement vis-à-vis de la municipalité sortante , lassitude face à l’impuissance supposée des politiques, critique de la gauche au pouvoir, désir flou d’un changement qui ne vient jamais… Sur fond de crise économique, c’est sans doute un peu de tout cela qui explique ce séisme politique. « Ce n’est pas la droite qui a gagné, c’est Catherine Peyge qui a perdu » , reconnaît lui-même Christian de Bartholmé, le directeur de campagne de Stéphane de Paoli. Il est vrai que le programme de celui-ci, axé sur les rats qui infestent la ville et la promesse de la gratuité des cantines et des parkings, n’a pas de quoi soulever les foules… Du coup, c’est haro sur la maire sortante. Laquelle s’occuperait « plus des colloques au Chili que des habitants qui s’aperçoivent que leurs impôts servent à financer des opéras auxquels ils ne comprennent rien » . Et Bartholmé d’en rajouter sur « les logements laissés à l’abandon, le faramineux budget “fêtes et cérémonies” de la mairie et le copinage en haut lieu » .

Intimidations

À gauche, on se refuse pour l’instant à faire le bilan du précédent mandat. « C’est vrai que la programmation de la Maison de la culture est exigeante, mais c’est une scène nationale , avance Romain Bentegeat, secrétaire de la section PS, alliée au PCF. Quant aux grands travaux, on hérite d’un urbanisme sur dalle complexe à rénover, mais qu’on va changer petit à petit. » Voir, aux pieds de l’hôtel de ville, le quartier Karl-Marx, qui présente désormais de petites tours modernes et proprettes…
_ « La droite a imposé ses thèmes : la chasse aux Roms, la sécurité… Nous, on défend notre position communiste : on est contre la police municipale, contre la vidéosurveillance » , poursuit Benjamin Dumas, responsable du PCF à Bobigny. Pour le reste, explique-t-il, la municipalité fait ce qu’elle peut avec un contingent de 120 logements par an pour 3 000 demandeurs et ses deux gros camps de Roms.

_ Reste à convaincre que, si la droite passait, la catastrophe serait au rendez-vous. « Les gens ont peur, ils vont aller voter » , veut croire un militant du PS qui revient d’une séance de porte-à-porte. « Dans les quartiers, on retrouve des dizaines d’électeurs qui vont se mobiliser » , assure Benjamin Dumas. Et d’affirmer que, dans certaines cités, des « pressions sur les votes auprès des jeunes ou des personnes âgées » ont été orchestrées par le camp adverse.
_ Tandis que la droite se gausse d’une gauche qui aurait cédé à la panique, PS et PCF dénoncent en chœur les manœuvres d’intimidation dont ils auraient fait l’objet : affiches détériorées, menaces, crevaisons de pneus, diffusion de vidéos manipulatoires… La gauche locale évoque aussi cette étrange alliance entre le candidat UDI-UMP et l’Union des démocrates musulmans français, qui pousserait au vote communautariste.

Illustration - Bobigny : un bastion PCF menacé par l'abstention

« La bande de Lagarde »

« Derrière tout cela,* glisse Benjamin Dumas** , il y a la bande de Lagarde. » Elu député de la circonscription en 2002, le maire UDI de Drancy, la ville voisine, compte bien étendre sa toile sur le 9.3. « Jean-Christophe Lagarde a toujours voulu faire de Bobigny un petit Drancy, avec de belles rues bien propres, une police municipale et des caméras » , accuse le militant. « Or, Bobigny a ses spécificités, beaucoup de contraintes du fait qu’elle accueille le conseil général, la préfecture, le tribunal, etc. » , ajoute Romain Bentegeat.

_ À quelques stations de métro du cœur de Paris, Bobigny, adossée au canal de l’Ourcq, aiguise les appétits. Jusqu’à présent, Claude Bartolone, surnommé « le parrain » de la Seine-Saint-Denis, et qui a engagé le PS dans une conquête systématique des villes communistes « prenables » du département, n’y avait guère porté attention. Sans doute a-t-il lui aussi révisé son jugement dimanche dernier.

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