Frédéric Lordon : « Euro : ma stratégie du choc »

L’économiste Frédéric Lordon propose de redonner tout son sens à une citoyenneté politique dans le cadre d’une monnaie commune en lieu et place d’une monnaie unique.

Thierry Brun  • 10 avril 2014
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Pour l’économiste Frédéric Lordon, l’européisme est devenu le pire ennemi de l’Europe, une obstination aveugle qu’il est temps d’arrêter. L’urgence économique et sociale et la disqualification de la souveraineté populaire imposent d’examiner l’option des monnaies nationales.

Quelle est cette « stratégie du choc », impliquant une sortie de l’euro, que vous préconisez [^2] ?

Frédéric Lordon :  Sortir de l’euro en tant que tel est une proposition qui ne dit pas grand-chose. On peut sortir de l’euro de bien des manières différentes. Par exemple, la sortie de l’euro façon FN vise la restauration d’une souveraineté au profit exclusif de gouvernants autoritaires, simplement engagés dans la renégociation d’un compromis de classe post-mondialisation avec le capital, dont les intérêts fondamentaux et la position directrice dans la société ne seront nullement remis en cause. Soit le parfait miroir aux alouettes pour les classes populaires. Ma proposition, au-delà de la réouverture du degré de liberté du change, procède d’une visée politique : la réintégration pleine et entière des questions de politique économique et monétaire dans le périmètre de la délibération démocratique ordinaire. On doit rendre de nouveau possibles des politiques économiques de croissance et d’emploi et, au-delà, l’inversion du rapport de force capital-travail : rupture avec le libre-échange, « démarchéisation » de la finance, toutes choses pour l’heure sanctuarisées dans les traités. Avant d’envisager, avec ceux qui le voudront, la reconstruction d’une monnaie commune – distincte d’une monnaie unique. Dans sa forme plus radicale, ma proposition vise une « stratégie du choc », qui fait du défaut sur la dette le levier d’une refonte complète des structures de la banque-finance – le cœur du réacteur. Déprivatiser le crédit et le « socialiser », après avoir tué tout ou partie de la banque de marchés, est en effet le prérequis structurel au développement à grande échelle de formes productives post-capitalistes, communs de production autogérés qu’il faudra bien protéger de l’hostilité de la finance « classique », des agressions de la concurrence sans frein et des déstabilisations des marchés de capitaux internationaux.

Illustration - Frédéric Lordon : « Euro : ma stratégie du choc »

Vous avez étudié un projet de « monnaie commune » combinant un euro externe et des euros nationaux. S’agit-il d’un retour au système monétaire européen ?

Non. La monnaie commune se distingue même assez radicalement du Système monétaire européen (SME). En monnaie commune, on peut évidemment changer des euros-francs contre des euros-lires, mais pas directement entre agents privés et seulement aux guichets de la (nouvelle !) banque centrale européenne, à taux fixe. En organisant une convertibilité administrative hors marché, la monnaie commune supprime de fait les marchés de change internes de la nouvelle zone euro. C’est une différence considérable : ces marchés, dans le SME, étaient un foyer de déstabilisation spéculative et interdisaient de procéder à des réajustements de change dans le calme, ou bien y contraignaient dans les pires conditions.

Dans ce projet de monnaie commune, les européistes de gauche vous reprochent un illusoire compromis entre classes. Qu’en pensez-vous ?

S’ils le font, c’est un reproche étrange. Car je ne vois pas que le projet, par ailleurs chimérique, de « refaire l’euro », fût-ce un euro sympa et de gauche, ait en soi le moindre effet sur les rapports sociaux du capitalisme. De sorte qu’en matière de reconduction du compromis de classe actuel, cette entreprise du « nouvel euro » se pose un peu là. Sous ce rapport, notre « stratégie du choc », a des propriétés plus intéressantes, me semble-t-il. Maintenant, vu la difficulté d’y parvenir dans un seul pays, si les européistes pensent pouvoir obtenir la convergence des 18 de l’euro sur une stratégie de défaut coordonnée, qu’ils nous informent sur leur manière de procéder !

Faire de la sortie de l’euro la défense d’un souverainisme de gauche, n’est-ce pas, comme le dit Serge Halimi, prendre le risque d’une coalition politique mêlant le pire et le meilleur ?

Il est sans doute judicieux, à des fins de clarté politique, de recentrer le débat sur des propositions assurément transversales à la (vraie) gauche et impartageables par quelque fraction de droite souverainiste que ce soit. À condition, toutefois, de ne pas oublier que ces propositions nous mettraient aussitôt en état de conflit ouvert – et de rupture radicale – avec l’UE. La chose est assez évidente s’il s’agit de la répudiation de la dette. Elle ne l’est pas moins s’il s’agit d’une extension du salariat et de la cotisation, inspirée de Bernard Friot. Car une transformation de cette nature ne se conçoit pas sans des conditions d’environnement vitales, lesquelles conduiraient à dénoncer la concurrence sans frein et la financiarisation… Soit les deux piliers de l’Union. On en revient toujours là, puisque l’Europe libérale a dessiné, par principe, un cadre d’hostilité maximale à toute expérimentation progressiste. Faire sauter ce cadre n’est donc pas seulement l’unique voie de restauration de la souveraineté politique : c’est également le préalable à toute transformation sociale possible. Cela n’empêche nullement de tenir la position d’une sortie de l’euro sans la moindre confusion : en récusant toutes les stratégies d’« alliance de toutes les forces souverainistes ». La période actuelle est d’une exceptionnelle dangerosité politique et ne nous laisse que des voies étroites. Mais nous n’avons pas à céder aux censures, ou aux autocensures, ni à renoncer à penser, à la souveraineté démocratique notamment. Toutefois, une clarté est requise quand il s’agit de savoir avec qui on fait cause commune. Or, il y a une sacrée différence entre convergence objective locale et alliance explicite. Les européistes de gauche la connaissent bien d’ailleurs : ils avaient (je l’espère) voté « non » au TCE de 2005 et, ainsi, déjà mêlé leurs voix à celles du FN…

Les européistes de gauche vous reprochent une erreur stratégique majeure en faisant de cette sortie une condition préalable. Que leur répondez-vous ?

Je demande : qui commet vraiment l’erreur stratégique majeure ? J’ai peur que l’européisme de gauche ne soit pas simplement conduit par les orientations intrinsèques de sa pensée, mais plus encore par la terreur extrinsèque que fait planer le FN. J’en veux pour preuve le renversement stupéfiant de discours quant à la dévaluation, certains soutenant aujourd’hui qu’elle est inefficace, avec des thèses semblables à celle du Bérégovoy des années 1990… qu’ils combattaient hardiment à l’époque où ils dénonçaient la « pensée unique ». Je pense surtout que l’impasse absolue faite sur la question de la souveraineté démocratique est une erreur aussi incompréhensible, au regard de l’histoire des idées politiques, que tragique. On peut très bien récuser le principe politique de la souveraineté des corps politiques, mais alors il faut oser le dire à voix haute, et surtout il faut dire par quoi on le remplace. Cet abandon de la souveraineté, au motif transparent qu’elle est devenue « la chose » du FN, est de la dernière inconséquence. Car le FN capte tout. Certes, l’européisme de gauche propose parfois un redéploiement de la souveraineté à l’échelle européenne même – en passant, il demeure donc souverainiste lui aussi ! Mais ce ne sont que des mots tant qu’on ne sort pas de la pétition de principe et qu’on se refuse à faire l’analyse des conditions de possibilités réelles – et exigeantes ! – d’un tel redéploiement.

Pourquoi n’y aurait-il pas de souveraineté populaire au niveau européen ?

Il n’y a pas de réponse générale à cette question, il n’y a que des réponses historiquement situées. Rien n’interdit, en principe, que se constituent des peuples de peuples. C’est d’ailleurs bien de cette manière, par fusion de disparités, que se sont formées les nations européennes, jusqu’à celles réputées les plus unitaires aujourd’hui : la France, par exemple. Un État européen pourrait très bien appliquer un principe de subsidiarité poussé aussi loin que possible pour faire droit à cette hétérogénéité. Mais enfin, par construction, il procédera aussi à quelques mises en commun. Or, le commun le plus décisif se trouve être aussi le plus problématique : la monnaie et la politique économique. Il est le plus problématique tant que l’Allemagne impose cette monstruosité politique en quoi consiste la constitutionnalisation des principes monétaires et budgétaires. On peut très bien reconnaître à ce propos que les autres États membres, la France notamment, ont été plus que complices dans cette opération. Mais à la condition d’être encore capable de voir la singularité allemande, la différence de nature qu’y revêt la croyance monétaire, comme croyance métapolitique, et la résistance spécifique qu’elle continuera d’opposer en cette matière pour encore un moment.

[^2]: La Malfaçon. Monnaie européenne et souvaireneté démocratique , Frédéric Lordon, éd. Les Liens qui libèrent, 296 p., 20,50 euros.

**Frédéric Lordon** est membre du collectif des Économistes atterrés.
Temps de lecture : 8 minutes
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