Une population plus inquiète que mobilisée

La stratégie de la tension engagée par Vladimir Poutine, qui continue de faire planer l’hypothèse d’une intervention russe dans l’est du pays, peine à rencontrer une large adhésion populaire.

Claude-Marie Vadrot  et  Clémence Duneau  • 17 avril 2014 abonné·es

Vue du centre de Slaviansk, ville de 120 000 habitants de l’Est ukrainien, la situation n’est pas simple à comprendre, même pour la population. La foule ne se pressait pas, mardi matin, pour soutenir les « militaires » inconnus qui ont pris le contrôle de trois bâtiments. Deux appartenant à la police et un à l’administration de la région. Pas de soutien populaire visible, mais pas non plus de grande démonstration de protestation. C’est la perplexité et l’inquiétude qui l’emportaient.

Les occupations en cours, les déposes de drapeaux ukrainiens remplacés par les couleurs russes ne passionnent qu’une foule clairsemée – essentiellement des femmes et quelques miliciens munis de gourdins et de boucliers. Les habitants de cette cité, située à une centaine de kilomètres de la frontière de la Fédération de Russie, vaquent à leurs occupations quotidiennes habituelles, préoccupés surtout par les prix alimentaires qui grimpent de jour en jour. L’assaut mené par des forces de l’ordre ukrainiennes, avec un bilan de trois morts, n’a pas mis la ville en ébullition ; et, lundi soir, beaucoup d’habitants ignoraient encore l’incident. Selon plusieurs témoignages, certains miliciens ont l’accent de Samara, une ville de la Volga. Un peu à l’écart, un jeune « soldat » affirme être venu de Crimée. Aveu surpris par l’un de ses responsables au visage recouvert d’une cagoule qui lui rappelle brusquement «   qu’il ne faut parler à personne, même à des gens qui parlent notre langue sans accent, car les espions fascistes sont partout   ». Il ajoute : « Il faut attendre les ordres pour parler avec la population, nous devrions recevoir rapidement des renforts. » Dans cette ville, comme pour les occupations en cours à Donetsk et dans des bourgades plus proches de la frontière, les petits commandos inconnus ont surgi avec armes et munitions, mais aussi avec des provisions qui pourraient leur permettre de résister à un siège de plusieurs jours. Un ravitaillement qui porte les mêmes indications que les rations russes qui commencent à apparaître sur les marchés de Crimée.

Le calme des occupants, à Slaviansk comme ailleurs, contraste avec l’agitation désordonnée des milices non armées qui contrôlent des rues du centre et quelques routes, miliciens protégés par des blindés légers dont nul ne peut savoir s’ils sont ukrainiens ou bien s’ils ont franchi nuitamment la frontière par la petite ville de Milove, laquelle marque la limite entre la Russie et l’Ukraine, à l’extrémité nord-est de cette dernière. Les véhicules n’arborent aucune immatriculation. Dans les assemblées, où l’on désigne par acclamations des représentants chargés « d’appeler la Russie à l’aide », les membres et responsables des commandos ne prennent jamais la parole, se contentant d’assurer un semblant d’ordre et de ramasser des motions laborieusement discutées, un peu comme des surveillants à la fin d’un examen. Sur le plan diplomatique, les regards convergent vers Genève où, jeudi, devrait se tenir une rencontre entre tous les protagonistes du conflit, le Russe Sergueï Lavrov, l’Américain John Kerry, la représentante de l’Union européenne Catherine Ashton, mais aussi le ministre ukrainien des Affaires étrangères, Andreï Dechtchitsa. Ce pourrait être le premier face-à-face entre le ministre russe des Affaires étrangères et un ministre du gouvernement de Kiev, que la Russie ne reconnaît pas. Mais les espoirs sont minces de trouver une solution diplomatique à cette occasion. Lors d’un entretien téléphonique, le 14 avril, et selon le Kremlin, Vladimir Poutine a appelé Barack Obama à « faire tout son possible pour ne pas permettre l’usage de la force et un bain de sang ». Le « bain de sang » ne pouvant être, pour Poutine, que la conséquence d’une intervention de l’armée ukrainienne pour reprendre les locaux administratifs occupés par des militaires russes encagoulés. Façon pour Vladimir Poutine de continuer à maintenir la menace d’une intervention de l’armée russe si les militaires dépêchés par Kiev passaient à la contre-offensive. Lors de la réunion du Conseil de sécurité des Nations unies, qui s’est tenue en urgence le 14 avril, les débats restaient bloqués autour de la question de la responsabilité de la Russie. Sergueï Lavrov avait réaffirmé contre toute évidence que la Russie « ne s’ingère pas dans les affaires intérieures de l’Ukraine, car cela va à l’encontre de  [ses] intérêts ».

Du point de vue occidental, on fait observer que le scénario qui se déroule à l’est de l’Ukraine rappelle dangereusement les événements qui ont précédé l’annexion de la Crimée par Moscou. Nul ne connaît cependant les intentions de Vladimir Poutine. Il n’envisage sans doute pas, dans un premier temps, une intervention directe. Mais il pourrait y être conduit si l’armée ukrainienne reprenait les bâtiments occupés. Pour l’heure, l’hypothèse la plus probable est une stratégie de tension qui rendra bien difficile l’organisation de l’élection présidentielle prévue le 25 mai. Et qui pourrait conduire à imposer l’idée que la Russie avait avancée dès la rencontre russo-américaine du 29 mars, à Paris : un projet de fédéralisation de l’Ukraine, lequel pourrait constituer un premier pas vers une annexion de l’est du pays. En fait, beaucoup de choses dépendent de l’attitude de la population. Pour le moment, celle-ci se montre plus inquiète qu’enthousiaste. La stratégie du « Maïdan à l’envers », qui répéterait à Donetsk ce qui s’est passé à Kiev mais au profit des pro-Russes, ne fonctionne pas vraiment. C’est la grande différence avec ce qui s’est passé en Crimée.

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