Aubercail, un festival à taille humaine

Le festival Aubercail-Les mots dits ouvre sa huitième édition ce soir à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), avec un hommage à Jean Ferrat. Entretien avec Thomas Pitiot, musicien et cocréateur du festival.

Ingrid Merckx  • 20 mai 2014
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Aubercail, un festival à taille humaine

**POLITIS : Comment situer Aubercail dans le paysage des festivals ?

THOMAS PITIOT :** Aubercail repose en grand partie sur l’énergie de bénévoles qui ont une histoire particulière sur le territoire d’Aubervilliers. Ils ont voulu créer une dynamique autour de la chanson et inventer une aventure humaine originale avec des gens dont ce n’était pas forcément le métier mais la passion. Et ce, en réunissant des individus de générations ou d’horizons culturels différents. Notre intention, c’est de faire un festival qui corresponde à l’idée qu’on se fait du métier et de la relation aux artistes et aux publics.

Nous voulons proposer une programmation qui ne soit pas un copié-collé de celle qu’on trouve dans les autres festivals et qui donne de la place à des artistes injustement oubliés des médias ou dont la carrière est devenue moins visible parce que correspondant un peu moins aux attentes du marché. Nous cherchons également à mettre en avant des musiciens en plein « développement de carrière » pas assez relayés par les médias dominants.

Enfin, nous revendiquons une exigence particulière sur l’écriture, l’esthétique musicale, la façon dont ils envisagent la création, et plus largement sur leur démarche artistique et politique. On peut faire ce métier de plusieurs façons : soit avec un esprit critique et une vraie indépendance, soit en répondant à ce que les grosses structures attendent de nous.

Illustration - Aubercail, un festival à taille humaine - Thomas et Gérard Pitiot, à Aubercail le 21 mai (crédits : Vincent Vanhecke)
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Cette « certaine idée du métier » que vous défendez, est-ce que c’est : « ne pas forcément correspondre aux attentes du marché » ?

Nous programmons des artistes qui n’ont pas aliéné leur liberté de choix, aussi bien au niveau de la création que de leur façon de fonctionner dans ce métier. Nous sommes directement en lien avec plupart des artistes d’Aubercail pour construire un projet autour de leur venue. Nous ne passons ni par leurs agents ni par des tourneurs. Et ils ne trouvent pas ça dégradant de travailler directement avec nous.

« Small is beautiful », est-ce un reproche que l’on vous fait ?

On peut nous faire ce reproche, j’assume ! On est de toute façon sur un format qui, depuis le départ, n’a pas comme objectif de s’étendre. Le lieu qui accueille le festival, le Magic Mirrors, n’est pas infini et correspond bien à ce qu’on essaie de proposer avec des jauges à 450, 500 spectateurs car la proximité entre les artistes et le public nous tient à cœur. On n’est pas obligé de s’engouffrer dans des logiques de communication pour faire du remplissage de salle. Cela nous évite des démarches publicitaires et de partenariats privés. En outre, les artistes que l’on programme n’ont pas forcément un public très important. Si on jouait dans des lieux énormes, on ne pourrait peut-être pas les programmer. On ne choisit pas les artistes en fonction de la fréquentation escomptée. Plus un festival grossit et plus ses critères s’éloignent de l’artistique. Dans la programmation, la production, voire notre quotidien, je pense qu’il faut revenir à des choses plus intimes, des circuits courts et de proximité.

Comment votre structure tient-elle économiquement ?

Nous avons fait le choix de ne pas solliciter de partenaires privés pour être au clair avec ce qu’on défend. On attend des services publics qu’ils s’engagent sur des projets qui ont du sens comme celui qui consiste à créer une dynamique de fond autour de la chanson dans les quartiers populaires comme les nôtres. Convaincre les collectivités fait partie de nos missions. On essaie de redonner des lettres de noblesse à l’idée de collectif.

Illustration - Aubercail, un festival à taille humaine - Zora, en concert le 23 mai à Aubercail (crédits : Maxime Szczepanek)

Un certain nombre d’associations mettent la clé sous la porte du fait des baisses de subventions. Vous n’êtes pas concernés ?

Nous avons un budget constant mais c’est au prix des pressions fortes qu’on exerce sur nos partenaires… Aubercail est un collectif d’une quarantaine de personnes qui, de par leur histoire sur le territoire, ont des réseaux et un rayonnement importants. Nos trois partenaires sont la région, la ville et le département. Mais notre budget n’est pas vorace car, hormis deux permanents à mi-temps, le festival dépend de l’investissement bénévole de l’équipe. C’est ce qui fait notre âme. Les gens qui viennent savent qu’ils sont accueillis par une « famille ».

Illustration - Aubercail, un festival à taille humaine - Jules sera le 24 mai à Aubercail (crédits : Dominique Chauvin)

Tous les ans, vous faites un hommage à une figure de la chanson. Cette année, c’est Jean Ferrat qui va être salué par 16 artistes. C’est un exercice de style ?

Ce qui est intéressant avec ce genre de soirée, c’est de mêler les esthétiques musicales et les générations. Avec Jean Ferrat, l’exercice est particulier car, par rapport à d’autres artistes de sa génération, il souffre d’une image un peu vieillie, très marquée par des couleurs des années 1970, 1980, 1990. Pourtant, son répertoire est d’une actualité et d’un regard critique assez rares.

Notre travail a consisté à faire découvrir ses compositions en partant d’univers très divers : une chanteuse lyrique, une chanteuse antillaise, un rappeur, des rockers… tous leurs travaux se croisent et rajeunissent ce répertoire tout en lui donnant la possibilité de toucher les gens qui viendraient pour le découvrir. On prend forcément le risque de froisser les puristes. Cette année, l’exercice est assez audacieux : « La femme est l’avenir de l’homme » en biguine, ou « Le Bruit des bottes » en rap… Il va y avoir quelques surprises

Tous les artistes qui viennent ont-ils déjà un lien avec Aubercail ?

On a des compagnons de route comme Michel Bühler, Francesca Solleville, Wally (plus connu pour son côté chansons courtes humoristiques) ou Nicolas Bacchus, mais on a également plein de nouveaux venus à l’affiche comme Imbert Imbert, Jules, Valéria Altaver, Zora, Claudine Pennont, Tedji

Comment faire écho à la lutte (ré)engagée par les intermittents depuis janvier ?

Nous sommes tous intermittents. On va profiter de cette édition pour faire entendre des revendications de la Coordination des intermittents et précaires et de la CGT Spectacle. En tant que structure, on mesure à quel point le nouvel accord signé va fragiliser nos projets : les cotisations supplémentaires notamment et l’augmentation de la masse salariale, sur un budget comme le nôtre, reviennent à programmer un ou deux artistes de moins sur chaque projet. Le différé d’indemnisation va nous plonger dans des périodes de précarité sans paie pendant deux ou trois mois.

Depuis 2003, c’est une stratégie de découragement qui est à l’œuvre : non pas la volonté de supprimer complètement ce régime particulier d’assurance chômage, mais de rendre les conditions d’exercice de ce métier de plus en plus drastiques. Surtout, de progresser vers un régime assurantiel pour tous, en commençant par les intermittents et intérimaires. On continue à se battre, à commencer par cette charte signée lors de la dernière assemblée générale et qui propose de considérer comme persona non grata tous les membres du gouvernement qui s’inviteront à un festival… S’ils viennent, on ne joue pas.

Illustration - Aubercail, un festival à taille humaine - Marie-Tout-Court, le 22 mai (crédits : Renaud Ruhlmann)

Illustration - Aubercail, un festival à taille humaine - Féloche, à Aubercail le 23 mai (crédits : Thomas Letellier)


Musique
Temps de lecture : 7 minutes
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