Europe : de très mauvais arguments…

59 % des Européens n’ont pas confiance dans l’Union européenne et, sans surprise, cette défiance épouse la courbe du chômage.

Denis Sieffert  • 15 mai 2014 abonné·es
Europe : de très mauvais arguments…
© **À nos lecteurs :** Politis organise le 5 juin une soirée à l’occasion de la sortie de notre hors-série « Les grands débats de la gauche depuis Jaurès ». Un pot amical précédera (et suivra) la lecture d’une pièce de Jérôme Pellissier qui met en scène le dialogue Jaurès-Péguy. Réservez vos places (voir tous les détails en page 9).

À dix jours des élections du 25 mai, nous assistons à l’habituel retour du prêchi-prêcha européen. Le président de la République, notamment, dans une longue tribune au Monde, et le Premier ministre, sur TF1 [^2], y sont allés de leurs discours aussi moralisateurs que mortellement conventionnels. On connaît la chanson : d’un côté, la Modernité, l’Avenir, l’Ouverture ; de l’autre, le Passéisme, la Ringardise, l’étroitesse d’esprit et le nationalisme. Bref, le purgatoire de l’arriération mentale et de la régression. Il n’y a pas de place dans cette caricature pour ceux qui sont convaincus que l’Europe est un espace pertinent du combat social, écologiste et démocratique, mais qui refusent l’alternative « Europe libérale » ou « repli nationaliste ». Ce chantage a aujourd’hui perdu de son efficacité. Et, à force d’être ressassé, il a même fini par libérer le « ringard » et le « nationaliste » de tout complexe. Celui qui, hier encore, avait honte d’être du « mauvais côté » de l’Histoire, s’affiche fièrement aujourd’hui pour ce qu’il est. Et cela donne, entre autres, le Front national.

Hélas, François Hollande et Manuel Valls sur l’Europe persistent dans cette voie. Tout le verbiage y était. Il y a eu la guerre, nous dit en substance le président de la République, « des pertes effroyables », des « bombardements », « le martyre des civils », « la Shoah », et voilà que tout a été reconstruit, que « nous avons la paix et la prospérité ». Et tout ça grâce à quoi ? À l’Europe, bien sûr. Et François Hollande rappelle le mot de Mitterrand : « Le nationalisme, c’est la guerre ! » Un mot qu’on ne contredira pas, évidemment, surtout à la veille des commémorations de 14-18, et alors que les vieux démons s’agitent de nouveau à la frontière russo-ukrainienne. Le problème, c’est ce qui est suggéré. Est-ce à dire que le libéralisme c’est la paix ? À l’heure des célébrations, il vaudrait peut-être mieux citer Jaurès : « Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage. » Mais François Hollande voit les choses différemment. Pour lui, si l’Europe est aujourd’hui menacée, c’est que « des forces cherchent à la défaire en spéculant sur la déception, en misant sur le découragement, en exhumant les peurs ». Je n’ai jamais cru personnellement à cette façon de combattre le Front national, à supposer que ce soit bien le parti de Marine Le Pen qui est visé par la diatribe présidentielle. S’il y a spéculation sur la déception, c’est d’abord qu’il y a déception. S’il y a exploitation de la peur, c’est qu’il y a peur. Ce sont là des réalités.

Et lorsqu’il évoque enfin la question sociale, François Hollande le fait comme s’il était spectateur de sa propre action. Il faut « réguler le commerce mondial », dit-il, alors que la Commission européenne négocie en catimini un traité transatlantique qui dérégule à tout va. Il se veut l’apôtre de « l’Europe volontaire », comme s’il avait renégocié avec acharnement le traité budgétaire européen, alors qu’il en a accepté au contraire toutes les faiblesses, sans en changer une virgule. Et le tout est ponctué par l’une de ces formules qui font les délices des titres des journaux télévisés : « Sortir de l’Europe, c’est sortir de l’Histoire. » Voilà exactement le genre de discours qui, à n’en pas douter, va transporter d’enthousiasme le chômeur, le smicard, le jeune des cités, ou l’électeur d’Hénin-Beaumont… Les abstentionnistes du 25 mai sont comme les Africains de Nicolas Sarkozy : en dehors de l’Histoire. En haut lieu, on a trouvé le slogan tellement bon que Manuel Valls l’a resservi, un peu tiédi, dimanche soir sur TF1. Après un assaut de formules creuses destinées à nous vendre l’Europe comme on vend un détachant miracle sur les grands boulevards ( « une Europe plus forte pour une France plus forte » ), le Premier ministre s’est livré à une périlleuse acrobatie intellectuelle en dénonçant « l’Europe loin des peuples, l’Europe qui n’est pas efficace dans la lutte contre le chômage », sans doute pour mieux nous convaincre d’aller voter. Et d’aller voter pour le Parti socialiste, qui, comme chacun sait, est efficace dans la lutte contre le chômage. La conclusion de tout ça, c’est que ces mots sont terriblement usés, et qu’il y a des arguments qui ne fonctionnent plus. Le mal est d’ailleurs général, et il est… européen.

La Commission de Bruxelles a rendu public lundi un sondage édifiant à cet égard [^3]. Selon cette étude, 59 % des Européens n’ont pas confiance dans l’Union européenne, contre 32 %. Et, sans surprise, cette défiance généralisée épouse la courbe du chômage. Ce sont les Grecs (84 %) qui ont le moins confiance dans l’Union, avant les Chypriotes (74 %), les Portugais (70 %), les Espagnols (67 %) et les Français (63 %). On découvre la lune ! On découvre aussi que la crise de confiance repose sur une réalité, pas sur des fantasmes. Au point où nous en sommes, ce ne sont donc plus des arguments surannés (« la paix »), ou marqués par l’insincérité et de béantes contradictions entre le discours et l’action, qui peuvent ramener nos concitoyens vers l’Europe. C’est une vraie politique de lutte contre le chômage qu’il faut commencer par mener chez soi.

[^2]: Tribune de François Hollande datée du 9 mai, et entretien de Manuel Valls, le 11 mai sur TF1.

[^3]: Sondage Eurobaromètre disponible sur le site de la Commission européenne.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

Temps de lecture : 5 minutes