« Attacher des droits à la personne et non à ses contrats de travail »

En quoi les intermittents peuvent-ils servir de modèle à tous les précaires ? Denis Gravouil et Samuel Churin réfléchissent au sens du travail et de la protection sociale à l’heure de la crise du salariat.

Ingrid Merckx  et  Christophe Kantcheff  • 24 juillet 2014 abonné·es
« Attacher des droits à la personne et non à ses contrats de travail »
Denis Gravouil est secrétaire général de la CGT Spectacle. Samuel Churin est membre de la Coordination des intermittents et des précaires d’Île-de-France.
© CITIZENSIDE/NICOLAS LIPONNE

L’intermittence est-elle un régime adapté aux seuls métiers du spectacle ? Ou une continuité des droits pour une discontinuité de l’emploi pourrait-elle concerner d’autres catégories professionnelles ? L’intermittence est-elle un volet du dossier sur la refonte de la protection sociale ? Ou les intermittents sont-ils les pionniers d’un nouveau modèle dans une société où le plein-emploi a disparu ? L’opposition historique entre la CGT Spectacle, qui défendait l’intermittence pour les professions du spectacle mais la permanence pour tous, et la Coordination des intermittents et précaires, qui défendait l’intermittence pour tous, a évolué vers un combat commun pour de nouveaux droits sociaux adaptés aux manières de travailler en 2014. Mais les nuances sont restées. Débat entre Denis Gravouil, de la CGT Spectacle, et Samuel Churin, de la Coordination, entre résistance et utopie.

2014 marque une nouvelle étape dans la lutte des intermittents pour la défense de leur régime. Qu’est-ce qui a changé depuis 2003 ?

Denis Gravouil : La situation est plus grave qu’en 2003, mais tout le monde a mûri dans la lutte. Un immense travail a été accompli. Nous avons des propositions très étayées et avons construit une unité solide. Et, dans tout type de débat, la réflexion atteint des niveaux très intéressants. Partout sur le territoire on sent une véritable intelligence à trouver une forme de lutte qui ne soit pas suicidaire. Le choix ne se limite pas à la grève générale ou rien. Des quantités d’actions sont possibles.

Samuel Churin : Placer la lutte des intermittents sur le terrain de l’assurance chômage et des droits sociaux, et non pas sur le terrain culturel, est une idée qui a progressé depuis 2003. Nous n’avons jamais été aussi nombreux. Nous sommes mieux entendus, notamment par la presse. Une nouvelle convention sur l’assurance chômage vient d’être signée : il faut reprendre l’offensive. On nous parle de table de négociations ? Nous sommes très contents d’apprendre que les intermittents font désormais partie du paritarisme. Voici des années que l’on demande que l’Unédic soit gérée autrement et soit ouverte. Que cette concertation fasse jurisprudence ! Qu’il n’y ait plus de négociations sans ouverture aux premiers concernés. Les experts de l’Unédic se sont toujours trompés. Il faudrait imposer que plus aucun chiffre ne sorte sans avoir été validé par les nôtres.

Pourquoi dites-vous que les experts de l’Unédic se sont toujours trompés ?

S. C. : Les experts de l’Unédic sont au service du Medef. Trois exemples. L’accord de 2003 a été vendu par l’Unédic au motif qu’il engendrerait 30 % d’économies. En réalité, cet accord génère 30 % de surcoûts, qui sont compensés par des ruptures de droits – des intermittents n’ont pas réussi à faire leurs heures dans le temps imparti. Donc cet accord ne génère aucune économie et engendre 70 % de précarité en plus. Ensuite, en 2004, le comité de suivi des intermittents a présenté ses contre-propositions, dont celle de revenir à 507 heures en 12 mois avec une date anniversaire. Nos propositions étaient inchiffrables alors. Pourtant, une heure après, l’Unédic a publié une dépêche disant qu’elles engendreraient 30 % de dépenses en plus. Nous savons maintenant qu’elles sont à coût constant et peuvent dégager jusqu’à 100 millions d’euros d’économies. Enfin, plus récemment, le médiateur Jean-Patrick Gille a intégré dans ses propositions le retour à une date anniversaire. Les experts de l’Unédic ont déclaré que cela coûterait 170 millions d’euros. Or, il y a cinq mois, Pôle emploi chiffrait cette mesure à 24 millions d’euros. La bataille des chiffres est extrêmement importante. Si nous ne sommes pas représentés dans la négociation, nous serons forcément perdants.

D. G. : À l’Unédic, la CGT est venue avec des propositions pour un autre modèle d’assurance chômage afin de résoudre le problème actuel : moins de quatre chômeurs sur dix sont indemnisés. Ce qui aurait dû être la cinquième branche de la Sécurité sociale fonctionne au profit du Medef. Le patronat a réalisé que ceux qui relèvent du régime des activités réduites – qui cumulent petits boulots et allocations, temps partiels, CDD courts – sont passés de 500 000 à 1,4 million depuis 1995. Sans compter les non-indemnisés. En plus de la suppression des annexes 8 et 10, vieille obsession qui date de 1986, le Medef a voulu faire passer l’idée que 10 % des précaires dépensaient 50 % du budget consacré aux activités réduites. Il a donc mêlé la réforme des activités réduites avec celle des droits rechargeables. On a bien là l’idée de garder une armée de précaires à disposition du patronat. Par ailleurs, à rebours du discours « intermittents = privilégiés », 74 % des artistes gagnent moins de 9 000 euros par an. D’après une étude de Pôle emploi, les intermittents qui touchent plus de 3 000 euros d’allocations par mois, les « privilégiés du système », ne sont que 11 en France !

Quelle étape la nouvelle convention sur l’assurance chômage, validée le 26 juin, marque-t-elle ?

S. C. : On ne peut plus continuer comme aujourd’hui : les subventions ont baissé comme jamais, les intermittents ont de plus en plus de mal à faire leurs heures. Attaquer les droits sociaux en période de crise, c’est la provocation de trop.

D. G. : Si nous n’avons pas empêché l’agrément de l’accord, nous avons bousculé le Medef : Pierre Gattaz a échoué à supprimer les annexes 8 et 10. Nous avons plusieurs fers au feu. Comme en 2003, on peut réclamer l’abrogation de la nouvelle convention. Techniquement, rien n’empêche de la modifier. Par ailleurs, nous avons déposé un recours au TGI demandant son annulation, en dénonçant la déloyauté des négociations. D’autres recours sont en préparation, notamment devant le Conseil d’État. Autre front : la concertation, qui va durer jusqu’en décembre. On ne va pas faire grève jusque-là, mais il ne faut rien laisser passer. Au-delà des intermittents, la question fondamentale est : quelle protection sociale pour ceux qui sont concernés par la discontinuité de l’emploi ?

Que pensez-vous de cette concertation lancée par le trio Gille-Combrexelle-Archambault ?

S. C. : Si le Medef se retrouve à devoir dialoguer avec des syndicats non représentés et des non-syndiqués, ce sera une première ! La bataille est aussi politique : tous les députés de la majorité qui se sont déclarés contre l’agrément de l’accord doivent soutenir nos propositions. Plus largement, il faudrait que l’assurance chômage devienne un grand débat national. Comment faire quand l’État n’est pas d’accord avec les partenaires sociaux ? Le Medef impose un accord tacite à l’État depuis la fin des années 1990, disant : « L’assurance chômage, vous n’y touchez pas. » Il faut également lancer une grande concertation sur le paritarisme. Avant 1967, les patrons n’étaient pas représentés à la Sécurité sociale. Aujourd’hui, les Medef a 50 % des voix.

D. G. : Il y a un problème de démocratie à l’Unédic : cette négociation sur l’assurance chômage est un simulacre de dialogue social. Cela fait des années qu’on plaide pour que les négociations se tiennent ailleurs qu’au Medef, dans un lieu neutre, avec un arbitre. Si on avait eu connaissance du chiffrage pendant les négociations et non à la fin, un milliard puis 800 millions d’euros d’économies sur le dos des chômeurs, on aurait peut-être pu bloquer l’accord. Ensuite, qu’on mesure la représentativité des signataires ! Dans notre secteur, presque aucun de nos employeurs n’est au Medef. Il faut entendre tous ceux qui ont leur mot à dire. La concertation pourrait aussi servir à impliquer clairement l’État, comme arbitre, qui se contente d’agir en coulisses.

Pourquoi le Medef veut-il en finir avec les annexes 8 et 10 ?

Voilà une info dont vous n’entendrez pas parler au JT de Pujadas : les abus de l’intermittence côté patronal. C’est que l’audiovisuel, public comme privé, est truffé d’intermittents qui ne devraient pas l’être. Ces fameux « permittents ». Leurs 900 heures annuelles avec le même employeur devraient logiquement suffire à requalifier leur contrat en CDI – une proposition formulée en 2013 par Jean-Patrick Gille. Selon la Cour des comptes, ces « permittents » représenteraient 15 % des effectifs. En dépit des molles remontrances du pouvoir, qui n’a aucune envie d’augmenter la redevance, chaînes et sociétés de production usent et abusent du régime pour employer des techniciens pourtant en poste chaque soir – voir les récentes grèves qui ont touché les « Guignols de l’info » de Canal +, une émission diffusée pourtant depuis vingt-six ans ! C’est que l’intermittence est un peu le rêve de tout patron : la possibilité de licencier du jour au lendemain, mais aussi de sous-payer les salariés. « L’exemple typique de fraude, explique Bérengère, 32 ans, réalisatrice à Paris, c’est quand tu es payée et déclarée 4 jours pour réaliser un programme qui en demande 10 en réalité. » Et les 6 jours non déclarés ? C’est l’Unédic qui régale ! Si tant est, bien sûr, que l’intermittent réussisse à conserver ses droits malgré la sous-déclaration… Un journaliste de télé témoigne d’un fonctionnement encore plus pervers : « La boîte de prod’ te déclare 5 jours mais t’en fait bosser 10. En retour, elle déclare des cachets plus élevés. Tout le monde est gagnant : la chaîne, car c’est moins cher de payer 5 cachets que 10, et toi, car tu vas toucher plus d’allocations. » Des petits arrangements qui creusent la tombe de tout un régime.
S. C. : L’intermittence est un régime spécifique qui a été pensé en période de plein-emploi pour les gens travaillant par discontinuité, dont les techniciens du cinéma et les artistes. Il fallait leur trouver un régime spécifique pour leur assurer une continuité de droits sur une discontinuité de revenus. Il ne s’agit pas d’exception culturelle. Ce régime consiste en des droits sociaux qui ont permis au secteur culturel de se développer comme aucun autre. Le Medef veut le remplacer par des droits rechargeables censés couvrir tous les contrats courts : intermittents, intérimaires, etc. C’est un système pensé pour la flexisécurité au rabais. Le Medef nous estime trop bien couverts. Il ne veut surtout pas que nous servions de modèle à l’intermittence de l’emploi en général, soit aux 1,7 million de personnes à activité réduite. Économiquement, nous ne coûtons pas plus cher que les autres. La réforme est idéologique, pas économique.

D. G. : Le Medef s’en prend aux intermittents d’abord pour des raisons idéologiques qui se résument à un affrontement avec la CGT à la table des négociations. Restreindre l’intermittence lui évite une discussion sur l’assurance chômage, alors que le système actuel encourage la précarité. Le Medef brandit l’équité, et la CFDT a repris l’idée pour justifier le dernier accord. Mais l’équité prônée par le Medef, c’est du nivellement par le bas.

L’intermittence versus la flexisécurité ne pourrait-elle pas être une aubaine pour le Medef ?

S. C. : C’est la thèse de Pierre-Michel Menger : l’intermittence, c’est tellement génial que tout le monde va devenir intermittent. Cette idée s’est largement répandue dans les cercles néolibéraux et a présidé à la réforme de 2003. Or, le nombre d’intermittents cotisants est stable. Et le nombre d’intermittents indemnisés est stable. Depuis 1983, la part entre le salaire social (les indemnités) et le salaire direct (le cachet, par exemple) est la même. L’intermittence a permis de développer l’emploi : la proportion d’intermittents indemnisés est proportionnelle au nombre d’emplois créés via des festivals qui n’existaient pas, des théâtres qui se sont montés, des boîtes de production qui ont émergé. Depuis les années 2000, le volume d’emploi est stable également. Il permet à environ 110 000 personnes de faire leurs heures. La peur de passer à 200 000 personnes est un fantasme.

Faut-il ouvrir l’intermittence à d’autres métiers  ?

S. C. : Dans le nouveau modèle que nous avons proposé en 2004, nous avions gardé des critères d’accès, mais en ne se limitant à aucune liste de métiers. L’idée était de couvrir toute l’intermittence de l’emploi. Aujourd’hui, on propose de supprimer les critères d’accès. Autrement dit, quelqu’un au chômage total (zéro heure) serait couvert. Ce serait un salaire garanti. Pour le calcul de l’indemnité journalière, on entrerait le nombre d’heures travaillées, à l’année, et le montant : zéro heure, 200 heures ou 900…

D. G. : Notre marché du travail développe la précarité. Il y a un éparpillement du travail et une explosion des emplois très courts. Il faut trouver une autre protection sociale. La CGT spectacle défend l’intermittence en tant que système adapté aux métiers du spectacle, mais il faut réfléchir à d’autres professions : peut-être les journalistes pigistes ou les chercheurs. Mais le caractère annuel du système dans nos métiers ne convient pas forcément à d’autres. Il y a différents régimes, tenant compte des particularités des exercices professionnels, que les premiers concernés doivent imaginer. C’est le cas avec nos camarades de l’intérim. Il faudrait élargir la réflexion. Et pas seulement sur l’assurance chômage mais sur la protection sociale en général : prévoyance, complémentaire santé, etc. Tous les précaires doivent bénéficier d’une protection sociale. Nombre d’entre eux sont dans une précarité subie et cherchent un emploi stable. C’est pourquoi il faut marcher sur deux jambes : couvrir la discontinuité de l’emploi et développer l’emploi stable. Si on fait en sorte que la précarité coûte cher, on fait reculer la précarité.

Élargir ou pas, n’est-ce pas le sujet du désaccord historique entre la CGT Spectacle et la Coordination ?

S. C. : Nous n’avons pas la même vision, mais elles convergent davantage qu’il y a dix ans. À l’époque, on opposait systématiquement la permanence à l’intermittence. Six chômeurs sur dix ne sont pas indemnisés dans ce pays, 86 % des embauches se font en CDD. Le plein-emploi appartient au passé. Les intermittents ont fait l’expérience de la déconstruction de la protection sociale à l’œuvre aujourd’hui : avant 2003, notre régime était plus souple et le lien de subordination avec les employeurs aussi. Quand on avait fait nos heures, on pouvait dire non à un contrat qui ne nous tentait pas. En 2003, le Medef nous a imposé un présystème de droits rechargeables : quand on a moins de temps pour faire ses heures, on est prêt à accepter n’importe quel boulot à n’importe quel prix. C’est pour cela, aussi, que les salaires ont énormément baissé depuis 2003. Et le lien de subordination s’est resserré. Si tout le monde était couvert, on casserait ce lien, on aurait la possibilité d’exiger de meilleures conditions. Intermittent ou femme de ménage ! Si on protège correctement les précaires, on protège aussi l’emploi stable. Mais il faut changer de paradigme. Pour nous, le graal n’est pas le CDI. Je préfère choisir sur quel projet je travaille. Le vrai débat est : qu’est-ce qui relève du travail et qu’est-ce qui relève de l’emploi ? Être intermittent signifie qu’on travaille tout le temps mais qu’on n’est employé que de temps en temps. C’est vrai de quantité de gens dont le travail, associatif par exemple, n’est pas rémunéré. Tout focaliser sur l’emploi est non seulement une erreur mais ne reflète pas la réalité : si on supprime tout le travail qui n’est pas rémunéré, la France s’écroule ! La valorisation de ce travail pourrait passer par un salaire socialisé. Un lien de subordination plus détendu donnerait un pouvoir incroyable aux salariés ! Y compris en CDI.

D. G. : Si les gens se battent pour des CDI plutôt que des CDD, c’est bien pour atténuer la pression du lien de subordination. En outre, une majorité ne veut pas être dans la précarité. C’est peut-être ça, l’abolition du salariat : ne pas subir la discontinuité de l’emploi si on ne la souhaite pas, ni des salaires en dessous de son niveau de qualification, et choisir ce qu’on veut faire. Le monde a changé. Les précaires ne doivent plus être perçus comme une variable d’ajustement. Le chômage ne doit plus être perçu comme une honte. Mais, pour cela, il faut réfléchir à nouveau au sens du travail, à la valeur du travail et à la protection sociale dans son ensemble.

S. C. : En créant un système d’assurance chômage total, on sécurise tout le monde. Le jour où tous les employés seront couverts, les patrons devront rivaliser pour que leurs salariés ne partent pas chez le voisin.

D. G. : Les syndicats doivent s’occuper davantage des chômeurs mais continuer à se battre pour l’emploi. Il faut faire payer le travail à sa hauteur et à sa valeur. C’est la question du partage des richesses. Notre travail génère des richesses alors que trois quarts des artistes ne gagnent pas plus de 9 000 euros par an.

Est-ce ce changement de paradigme qui vous distingue ? La CGT Spectacle serait plus du côté d’une résistance et la coordination d’une utopie ?

S. C. : Les intermittents qui veulent être permanents, en général, c’est parce que, arrivés à 40 ou 50 ans, ils en ont assez de ne pas savoir, chaque année, ce que la vie leur réserve. Si tout le monde était couvert, combien voudraient encore être permanents ? Reste qu’il y a des secteurs, comme bon nombre de spectacles avec plusieurs équipes différentes – troupes, orchestres, techniciens –, où la permanence n’est pas adaptée.

D. G. : L’emploi permanent n’est pas incompatible avec nos métiers, y compris artistiques. Nous essayons de joindre la mémoire – le programme du Conseil national de la Résistance, une idée toujours aussi novatrice – et l’utopie. Aujourd’hui, la Sécurité sociale est dépecée et le chantage à l’emploi renforce la dépendance aux employeurs. Il faut redonner son sens au travail de chacun et favoriser la mobilité. L’idée du nouveau statut de travail salarié, c’est d’attacher des droits à la personne et non plus à ses contrats de travail.

S. C. : Notre projet ressemble au projet de Sécurité sociale professionnelle défendu par la CGT. En quoi nos pratiques dans le spectacle sont-elles spécifiques ? Si on dit que c’est la discontinuité qui préside, on n’a plus besoin de caler des critères sur certains métiers plus « nobles » que les autres.

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