Intermittents : « On ne vole pas nos 1 600 euros par mois »

Trois intermittents du spectacle témoignent de la difficulté croissante à vivre de ce régime et affirment la nécessité de revenir à la situation d’avant 2003 pour pérenniser leur activité.

Politis  • 24 juillet 2014 abonné·es
Intermittents : « On ne vole pas nos 1 600 euros par mois »

Leur intermittence, ils y tiennent. Ce ne sont pas des « privilégiés » du système, mais des professionnels pour qui ce régime est adapté, nécessaire. Et ils le lui rendent bien, travaillant sans compter. Pour moins de précarité et de « course aux cachets », ils défendent le retour à un calcul sur la base de 507 heures en un an. Ils forment le gros des troupes, loin des fantasmes sur les abus. Solides dans leurs projets et néanmoins fragiles dans leurs droits.

« Notre particularité est de vouloir travailler en troupe »

Loïc, assistant de production, compagnie Jolie Môme, 42 ans

La compagnie réunit quatorze intermittents dans son projet artistique à forte implication politique. Nous sommes accrochés à l’idéal de troupe, une notion souvent abandonnée au profit de l’individualisation du travail artistique. Cette conception du groupe qui avance ensemble devrait privilégier le CDI comme modalité d’emploi la plus appropriée, mais l’intermittence nous est indispensable. Ni la force du groupe et de notre public – conquis en trente ans – ni même La Belle Étoile, le magnifique théâtre mis à notre disposition par la ville de Saint-Denis, ne suffisent à nous éviter la discontinuité de l’emploi. Il y a forcément des moments de travail invisibles, car nous ne pouvons être constamment face au public. Notre farouche indépendance et notre choix d’avoir tous le même salaire sont des hérésies pour les hautes instances culturelles, tout comme la revendication d’un théâtre populaire. Nous ne volons pas nos 1 600 euros par mois, cumul de salaire et d’indemnités. Alors, qui financerait ce travail si ce n’est la solidarité interprofessionnelle ? Nous nous battons pour l’intermittence, couverture sociale indispensable entre deux contrats de travail, comme nous nous battons pour l’indemnisation des intérimaires, des chômeurs, etc. Nous avons mené ce combat avec détermination en 2003 et ressentons la nécessité de le reprendre aujourd’hui. Nous avons en plus la légitimité de propositions patiemment construites pour améliorer ce système, la légitimité de lutter non seulement pour nous, mais aussi pour les droits de l’ensemble des précaires. Alors peut-être que notre festival La Belle Rouge (en Auvergne du 25 au 27 juillet) sera en grève pour se transformer en tremplin de la lutte ? Nous préparons tout pour qu’il puisse se tenir, mais la grève paraît à beaucoup d’entre nous le meilleur moyen de se faire entendre et de peser dans la concertation. De toute façon, l’avenir dépendra du rapport de force qu’on saura créer cet été.

« Sans le système, nous n’existerions plus »

Alice, Les Ogres de Barback, 35 ans

Les Ogres fêtent leurs 20 ans. Nous sommes intermittents depuis quinze ans. Jusqu’en 2003, nous étions très satisfaits de ce régime. Sans lui, les Ogres n’existeraient plus depuis longtemps. On a toujours fait beaucoup de concerts, donc nous n’avons jamais eu de problèmes pour déclarer nos heures. Comme nous avons toujours voulu tout faire nous-mêmes – production, distribution – afin de rester dans une organisation familiale et amicale, nous avons dit oui à tout ce qu’on nous proposait : bars, festivals, brocantes, marchés, etc. C’est comme ça que nous avons forgé notre réputation et notre répertoire. Ma sœur, Mathilde, et moi avions 15 ans quand nous avons commencé ; mes frères, Fred et Samuel, 18 et 19 ans. On vivait dans des caravanes, on se débrouillait. Nous ne sommes devenus intermittents que lorsque nous avons commencé à jouer dans des petites salles, des théâtres, des cafés-concerts qui pouvaient nous déclarer. Aujourd’hui, les Ogres, c’est en général 11 à 12 personnes et jusqu’à 25 sur certaines tournées. On tient à ce que le prix des places reste abordable et à ce que quasiment tout le monde soit payé la même somme. Lorsque nous faisons une dizaine de concerts sur un mois (donc une quinzaine de jours loin de chez nous, avec des journées de 12 à 16 heures), nous gagnons environ 1 500 euros de salaire, puis environ 800 euros d’indemnités. L’année dernière, on a fait 80 dates. Nous voudrions nous produire un peu moins pour voir plus nos familles – nous avons tous des enfants – et réfléchissons à un autre système que l’intermittence. Nous avons pensé à nous salarier, mais ça coûterait trop cher à une structure comme la nôtre. Depuis 2003, le calcul des heures est très compliqué : nous ne bouclons pas nos années en même temps alors que nous déclarons la même chose ! À la suite de mon congé maternité, tout le groupe a perdu deux mois d’indemnités. De plus, le mode de calcul (faire ses heures en 10,5 mois au lieu de 12) nous oblige à jouer énormément, comme si notre métier se résumait à être sur scène alors qu’il consiste en une foule de travaux non payés : écriture, arrangements, travail de nos instruments, répétitions, enregistrements, réunions, route, promotion… Revenir à 507 heures en 12 mois, avec une date anniversaire, tombe sous le sens !

« L’intermittence est adaptée à nos métiers »

Philippe Chagne, saxophoniste, clarinettiste, flûtiste, arrangeur, 55 ans

Je suis intermittent depuis 1981. Je revenais de deux mois et demi de tournée avec le Podium Europe 1 quand une amie m’a expliqué que le fait d’avoir enchaîné une série de dates me permettait d’intégrer ce régime. Je n’en suis jamais sorti. Je dois faire entre 700 et 1 000 heures par an. Mon indemnité journalière tourne autour de 55 euros. Je m’en sors bien. Mais je joue dans vingt-cinq orchestres et de sept instruments. Je m’inquiète pour mes élèves. Aujourd’hui, pour arriver à déclarer 507 heures en 10,5 mois, soit cinq ou six concerts déclarés par mois, dans le milieu du jazz, il faut y aller ! C’est une gageure, encore plus quand on a un projet à son nom. Pour les jeunes musiciens, même très doués, c’est quasi impossible. Tout le milieu s’est paupérisé : les clubs et les festivals paient les mêmes cachets qu’il y a trente ans, 80 euros le concert dans un club en moyenne, 200 euros dans un festival. Hôtels, transports, toutes les conditions de travail sont au rabais. Mais l’intermittence est adaptée à notre métier. Comment pourrions-nous passer des demi-journées en répétition ou nous permettre des balances interminables si nous n’étions pas intermittents ? J’ai peut-être connu dix répétitions payées depuis le début de ma carrière. Et, souvent, un musicien est également compositeur, arrangeur, graphiste, vidéaste, tourneur… Sans compter qu’on travaille son ou ses instruments tous les jours. Quand on intègre un projet avec une tournée, on ne peut pas être partout. Du coup, les gens s’habituent à ce qu’on ne soit pas disponible et n’appellent plus. Quand le projet se termine, on peut avoir de grands passages à vide. Dans de tels moments, il m’est arrivé d’aller jouer dans le métro, pour jouer quoi qu’il arrive. Les heures d’enseignement peuvent être un plus, surtout après 50 ans, où le plafond d’heures augmente. Mais il est encore trop bas. Le Medef ne cesse de ronger ce régime. À New York, les musiciens s’en sortent grâce à l’enseignement, qui est très bien rémunéré. En Espagne, ils avaient un système un peu comparable au nôtre qui a disparu. Les musiciens se sont clochardisés. La crise a commencé avec les artistes.

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