« Jimmy’s Hall » : À l’heure de Ken Loach

Avec Jimmy’s Hall , le réalisateur revisite l’Irlande des années 1930 en même temps qu’il parle des luttes d’aujourd’hui.

Christophe Kantcheff  • 2 juillet 2014 abonné·es
« Jimmy’s Hall » : À l’heure de Ken Loach
© **Jimmy’s Hall** , Ken Loach, 1 h 49. Photo : Sixteen Films

«C’est difficile d’arrêter totalement de faire des films. » L’aveu est de Ken Loach, qui, au Festival de Cannes, où Jimmy’s Hall était en compétition, est revenu sur les rumeurs selon lesquelles il avait décidé une fois pour toutes de ne plus tourner. Si le propos a rassuré ses admirateurs, certains, en revanche, notamment parmi les critiques, semblaient disposés à tirer un trait sur le cinéaste britannique, de la même manière qu’ils tiraient à boulets rouges sur son nouvel opus.

Ce qui lui est reproché ? De se répéter et en moins bien, de faire du cinéma à la daddy, et finalement, d’être un peu trop vieux (78 ans). Certes, les apparences ne plaident pas en faveur de Ken Loach. C’est un euphémisme de dire que l’auteur de Raining Stones n’est pas un expérimentateur de la forme, ni même ne cherche à se renouveler. On peut lui en tenir rigueur, mais on aimerait que tous les cinéastes, quel que soit leur âge, aient ses talents de metteur en scène pour rendre aussi fluides et vibrants chaque mouvement de groupe. Les nombreuses séquences de danse et de fête en témoignent ici encore. Mais Loach ne jouerait-il pas la provocation en réalisant ce film en costumes dont l’action se situe en Irlande dans les premières décennies du XXe siècle ? Jimmy’s Hall, remake du Vent se lève, qui avait obtenu la Palme d’or en 2006 ? Pas du tout. Là où Le vent se lève était lyrique, spectaculaire et mélodramatique, Jimmy’s Hall est tout en retenue, presque introverti, et plus analytique. Le fait que l’action se déroule dix ans plus tard, non pendant la guerre d’indépendance, comme dans Le vent se lève, mais dans les années 1930, alors que le héros, Jimmy Gralton (Barry Ward), revient des États-Unis après plusieurs années d’exil, y prédispose.

Si rien n’est oublié des clivages et des haines entre habitants d’un même comté, avec d’un côté les représentants de l’Église et les propriétaires terriens, de l’autre la majorité de la population, les choses sont à refaire, à relancer. Comme, par exemple, remettre en état le « Hall », un foyer ouvert à tous, où l’on s’instruit autant qu’on y danse et se divertit. Autrement dit, un lieu où germe l’esprit subversif, intolérable aux dominants qui auront vite fait d’associer Jimmy Gralton aux diables « communistes ». Mais l’anecdote est presque secondaire. Ce qui fait avant tout l’intérêt de Jimmy’s Hall, c’est que ce film en costumes porte aussi les habits de la situation des luttes de notre début de XXIe. C’est flagrant, par exemple, en ce qui concerne la manière dont les collectifs se créent. S’il existe un noyau de fidèles autour de Jimmy Gralton, il leur faut nouer des alliances, se rapprocher d’autres groupes pour susciter des solidarités et créer, à partir de forces informelles, un ensemble en mouvement, en l’absence de corps déjà constitués (un syndicat, par exemple, ou un parti). N’est-ce pas là une question très contemporaine, trop rarement saisie par la fiction ? Dans la prolongation de ce qui précède, le film interroge aussi le problème du leadership et de sa nécessité. Il n’échappe pas au spectateur qu’avant le retour de Jimmy Gralton et après son nouvel exil personne n’a été et ne sera susceptible d’entraîner le peuple du comté. Par conséquent, rien ne peut bouger sans lui. Ce qui renvoie à la question très actuelle de l’organisation interne des luttes, que le film règle d’une manière très (trop) classique avec l’héroïsation de Jimmy Gralton, le leader devenant un exemple pour les jeunes qui lui font un dernier hommage, en bloquant un instant le véhicule de la police où il est retenu.

Impossible d’énoncer ici toutes les questions soulevées en résonance avec les difficultés brûlantes d’aujourd’hui. Celle-ci encore : existe-t-il un compromis possible ou souhaitable avec une force opposée, hostile mais prégnante, comme celle qui pèse de tout son poids à cette époque sur les Irlandais, l’Église ? La transposition avec certaines puissances actuelles, économiques par exemple, est aisée. Bref, Ken Loach fait peut-être du cinéma daté, mais Jimmy’s Hall est à l’heure d’aujourd’hui.

Cinéma
Temps de lecture : 4 minutes