Sous l’aéroport, fermente l’utopie

Convaincus que le projet de Vinci est compromis, les opposants, rassemblés les 5 et 6 juillet, revendiquent la jouissance des terrains pour y ancrer leurs pratiques alternatives.

Patrick Piro  • 10 juillet 2014 abonné·es
Sous l’aéroport, fermente l’utopie
© Photo : P. Piro

Souvent, il pleut à Notre-Dame-des-Landes lors du vaste rassemblement estival des opposants au projet d’aéroport. Ce fut le cas cette année. Mais pas de quoi troubler les habitants du bocage, passés maîtres dans la gestion des trombes d’eau, des champs de boue et des foules. Fin de semaine dernière, quelque 22 000 sympathisants de tous âges et venus de la France entière ont convergé vers la ferme de Bellevue. Dans cette campagne au nord de Nantes, au cœur de la « zone d’aménagement différée » (ZAD), sur environ 1 500 hectares « gelés » pour le compte de Vinci, le concessionnaire choisi pour l’aéroport, et rebaptisée « zone à défendre » par des centaines d’occupants illégaux depuis 2008. Huit caravanes de marcheurs, partis d’autant de lieux de résistance en France, ont afflué vers ce point de ralliement des luttes contre les « grands projets imposés et inutiles ».

« Bonjour M. Bové, je suis venu vous saluer et vous apporter tout mon soutien. » Pierre Le Berche, maire communiste de Batz-sur-Mer (Loire-Atlantique) pendant vingt-quatre ans, militant au PCF depuis 1968, n’a pas repris sa carte à la fédération départementale cette année. « Je suis en rupture… Ils sont collés comme une huître au PS, coincés sur leurs positions productivistes, il n’y avait pas moyen de les faire bouger. Mais ça fait plaisir de voir que des copains des fédérations de Vendée, de Sarthe et d’ailleurs sont venus à Notre-Dame-des-Landes. » La goutte qui a fait déborder le vase : la « quasi-justification » par le PCF 44 de la répression policière, le 22 février dernier à Nantes, lors de la grande manifestation contestant le projet d’aéroport. Pierre Le Berche réfléchit. Il pourrait rejoindre le Parti de gauche, rangé sans ambiguïté dans le camp des opposants.

Cette année, la vindicte anti-Vinci est un peu passée d’actualité sous les chapiteaux de Notre-Dame-des-Landes. En bottes ou pieds nus, on discute maraîchage bio, labour animal, cultures collectives, distribution de légumes sur des « non-marchés à prix libres », constructions « en dur », autogestion. Spectaculaire retournement : en juillet 2013, la ZAD résonnait d’exhortations à la résistance. Le péril s’était confirmé fin décembre, avec les arrêtés préfectoraux donnant carte blanche à Vinci pour engager les travaux. Branle-bas de combat, jusqu’à la grande manifestation du 22 février dernier à Nantes. La polémique médiatico-politique sur les violences qui ont émaillé la démonstration de force en a masqué la principale conséquence : l’annonce par le Premier ministre, Jean-Marc Ayrault, d’une pause dans le calendrier des travaux jusqu’à l’épuisement de tous les recours. Un « moratoire » confirmé lors d’accords municipaux avec EELV, qui ont permis au PS de conserver en mars d’importantes mairies de Loire-Atlantique – dont celle de Nantes. La bataille judiciaire ne devrait pas s’achever avant fin 2016, à la veille de la présidentielle. En cas de rejet des recours, les socialistes, affaiblis, prendront-ils le risque de maintenir un projet devenu abcès national ? Auparavant, les élections cantonales et régionales devraient encore fragiliser la position des élus locaux pro-aéroport (voir encadré). Les études indépendantes se multiplient [^2], contestant le dossier officiel sur ses fondamentaux, qu’il s’agisse de la crédibilité du projet, de son assise économique ou encore de l’inventaire écologique de la ZAD [^3], essentiel pour imposer le respect des règles environnementales.

Au point que les plus optimistes croient possible un abandon du projet avant la fin de l’année. Et, dans le bocage, on s’inquiète désormais plus d’un manque de préparation de la suite, « quand nous aurons gagné », que d’un possible retour des forces de l’ordre, dont la tentative d’évacuation de la ZAD s’est soldée par un échec à l’automne 2012. « Ne s’agissait-il que de s’opposer à un aéroport ? », lance une militante qui connaît la réponse. « Pas question de retourner tranquillement à nos champs et de laisser les “zadistes”, qui sont les plus exposés, se débrouiller tout seuls », affirme Marcel Thébault. Il est membre du Copain 44, le collectif qui regroupe les paysans les plus déterminés, dont certains, comme lui, bravent les mesures d’expulsion dont sont frappées leurs fermes. « Il y a ici une somme d’expérimentations agricoles et sociales qui doivent pouvoir se poursuivre sur place, à Notre-Dame-des-Landes. » Première difficulté : qui détient les titres de propriété des terres préemptées pour Vinci ? Au moins 800 hectares sont entre les mains de l’État, « la situation la plus favorable pour négocier », souligne José Bové. Mais une partie provient de mesures d’expropriation : en cas d’abandon du projet, les anciens propriétaires peuvent revendiquer leurs anciennes terres. Une perspective qui fait bondir le Copain 44. « Ils ont choisi de prendre l’indemnité et ils reviendraient ? C’est vouloir le beurre et l’argent du beurre ! », s’élève Marcel Thébault. « Nous le savons, une grosse bagarre se profile, lance José Bové. La FNSEA ou la chambre d’agriculture manifestent leur convoitise sur les terres qui vont se libérer. » Il invite à s’inspirer du précédent du Larzac, où une société civile immobilière a été créée après l’abandon du projet d’extension du camp militaire, afin de gérer des baux fonciers pour le compte de la mouvance qui a résisté pendant dix ans, de 1971 à 1981. « Nous avons pu pérenniser les initiatives nées pendant la lutte. Aujourd’hui, les trois quarts des parcelles sont cultivées en bio. La lutte a durablement changé les gens et les pratiques. » Après le retrait des forces de l’ordre, les occupants de la ZAD ont multiplié les initiatives – organisation de services communs, collectivisation de parcelles, construction d’habitats, autogestion… L’agriculture occupe une place centrale. En janvier 2013, la ferme de Bellevue est occupée, échappant à la destruction par Vinci. Aujourd’hui, cinq zadistes, soutenus par des paysans, y élèvent des vaches, produisent du fromage et du pain.

En avril 2013, les occupants lancent une grande opération de défrichage et de mise en culture de la zone. Une assemblée « Sème ta ZAD » émerge, pour organiser des dizaines d’initiatives spontanées – potagers, maraîchage, parcelles de céréales ou de légumineuses, petit élevage de chèvres, de moutons ou de bovins, hangar à foin, moulin à farine… Un collectif s’est créé pour gérer du matériel agricole. Aux Fosses noires, Milena, Thiphaine et Vincent ont choisi de cultiver leur demi-hectare de pommes de terre avec la traction animale. « Il ne s’agit pas que de collectiviser la production et la distribution, mais aussi de partager des réflexions politiques sur le sens de notre action. » Comment articuler la vaste gamme des pratiques entre les zadistes qui ambitionnent de créer des « communaux » et ces paysans installés depuis des décennies, attachés à la propriété privée de la terre ? Les partisans d’une production végétale intégrale, et les défenseurs de l’élevage, tradition locale ? La permaculture et l’utilisation de pesticides par certains, comme Marcel Thébault : « Laissez-moi un peu de temps ! »  ? Produire pour nourrir la ZAD, mais n’oublions pas la préservation de la nature, s’alarment les environnementalistes qui ont révélé la biodiversité exceptionnelle de ces lieux. « Il y a un espace pour la cohabitation et l’expérimentation de nouvelles pratiques », commente prudemment Dominique Deniaud, président de la Confédération paysanne en Loire-Atlantique, peu convaincu par la viabilité à long terme du collectivisme. Les idées fusent sur l’avenir de la ZAD. Rencontre entre les « locaux » et les dizaines de comités de soutien qui se sont constitués en France depuis près de deux ans : si le projet tombe, faudra-t-il rentrer dans le rang ou bien persister en marge de la légalité, dans une contestation du système qui a permis le foisonnement des initiatives ? Quelles orientations économiques et humaines ? Comment maintenir la solidarité et gérer les tensions, « qui vont se déplacer vers l’interne une fois disparu l’adversaire qui coalise tout le monde ? » Comment respecter tous les acteurs dans leur diversité ? « Pour réussir, nous aurons besoin de tous », lance José Bové. Sous l’aéroport fermentent les utopies. « Ça fait un peu peur de prendre conscience que nos rêves pourraient se réaliser… », avoue une militante.

Et n’oublions pas, c’est une lutte contre l’aéroport « et son monde », rappellent quelques-uns. L’appel final, dimanche soir, veut s’en souvenir : « Nous serons 100 000 devant l’usine des 1 000 vaches, sur le barrage de Testet dans le Tarn, sur les LGV [lignes à grande vitesse, NDLR], devant l’hyper incinérateur de La Rochelle, sur les projets d’extraction – gaz de schiste –, sous les THT [lignes à très haute tension], sur les sites d’enfouissement de déchets nucléaires  […] et tant d’autres encore ! »

[^2]: La dernière en date, menée à la demande d’un collectif d’élus opposés au projet, divise par 2 ou 3 la facture de rénovation, telle qu’évaluée par la DGAC, de l’actuel aéroport. Exemple de coûts « déraisonnables » : 600 000 euros pour détruire et reconstruire le chenil des trois chiens de garde de l’aéroport…

[^3]: Voir Politis n° 1300, 24 avril 2014.

Écologie
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