« Dans ma sphère orange en synthétique… »

Une enquête vive et drôle à la première personne de Jade Lindgaard sur le rapport « névrotique » entre nos modes de vie et leurs conséquences pour la planète. Extrait.

Jade Lindgaard  • 28 août 2014 abonné·es
« Dans ma sphère orange en synthétique… »
© **Je crise climatique. La planète, ma chaudière et moi** , Jade Lindgaard, La Découverte, 240 p., 18 euros. **Jade Lindgaard** est journaliste à Mediapart, où elle suit les questions liées à l’environnement et à l’écologie politique. Photo : JOSE PELAEZ / IMAGE SOURCE / AFP

C’était l’année de la première crise pétrolière, en 1973, mais rien ne le signalait dans ma chambre psychédélique décorée d’arabesques et de fleurs marron. Elle se remplit vite d’un pouf gonflé de minuscules boules de polystyrène, d’un mange-disque beige où tournait sans cesse un 45 tours jaune fluo, d’une moquette à poils synthétiques verts et de nombreux sous-pulls en acrylique. Un paysage intégral de produits dérivés du pétrole. Couleurs chimiques, matières en toc. Cinq ans après Mai 68, la famille vivait à Paris dans la promesse d’une domesticité industrialisée. On voyait bien des platanes et des marronniers dans les squares du quartier mais, toujours, on leur préférait les ballons Mickey gonflés d’hélium. Le soir, on mangeait de la purée Mousline toute préparée, chauffée avec du lait acheté en briques dans une grande surface.

La nature n’existait pas. On l’avait abolie. On était au chaud, dans notre cocon saturé de couleurs imaginaires. Je détestais la campagne. Dans notre monde électrique, tout semblait à portée d’interrupteur : les laitages de la yaourtière, les étages de l’immeuble par l’ascenseur, la lumière. C’était si facile que personne ne cherchait à savoir d’où venait la chaleur domestique – chauffage central et petit chauffe-eau blanc dans la cuisine, parfois en panne. Dans les années 1980, ce confort allait de pair avec un sentiment de liberté infinie. Regarder la télé tard le soir. Recouvrir les murs de la chambre de dizaines de posters de stars comme autant de fenêtres. Écouter très fort et sans cesse les mêmes tubes du Top 50. Se languir dans leurs nappes de synthétiseurs qui rendaient caduque la notion même d’instruments de musique. Tout un monde d’images où se confondaient clips, publicités et feuilletons dans un au-delà magique où n’existaient ni l’école, ni les découverts bancaires, ni le chômage du père. D’incessants voyages immobiles. Des doses d’excitation électrique et digitale dotées d’un pouvoir paradoxal, à la fois énervant et anesthésiant.

La ville était partout et rien n’était plus cool que de se balader la nuit tombée en fumant de fausses cigarettes. Le végétal n’y avait pas sa place. Le dimanche était déprimant car Paris mourait avec la fermeture des magasins. Des jeunes gens louches crachaient du feu sur l’esplanade de Beaubourg et les grosses bouches grillagées de ses tuyaux d’aération semblaient vouloir nous aspirer dans l’antre de la machine. Artères à cœur ouvert de l’asphalte. Par la fenêtre de ma chambre du XVe arrondissement, on apercevait la skyline des tours du quartier de Beaugrenelle. Le soir, on les contemplait en ouvrant la fenêtre. C’était Manhattan en petit. Au-dessus du lit trônait une lampe en forme de carotte de bar-tabac. J’avais appris l’histoire de la place de Grève, de la prise de la Bastille, des barricades de 1848, de la Commune et des expositions universelles. Mais je n’avais aucune idée de celle des paysans ou des marins – à part, un peu, des pirates. Encore moins des forêts, des mers, des moustiques et des baleines. Les éléments naturels n’avaient aucune existence sociale. L’école m’a parlé un peu des campagnes, mais pour dire qu’elles se réduisaient comme peau de chagrin avec l’exode rural. Elles semblaient toujours appartenir au passé. Je croyais que le monde entier était une ville en développement. Je m’y plaisais, tranquille et éclairée.

Pendant tout ce temps, tout autour de ma sphère orange synthétique, se produisaient des transformations d’une ampleur considérable. La biodiversité s’effondrait : ces dernières décennies, le taux de disparition des espèces s’était élevé de cent à mille fois au-dessus de la normale géologique, au point que les biologistes se mirent à parler de la « sixième extinction » depuis l’apparition de la vie sur la Terre. À ce rythme, 20 % des espèces de la planète allaient disparaître en 2030. Au cours du XXe siècle, l’utilisation des ressources naturelles avait augmenté deux fois plus vite que la population mondiale. La moitié des zones humides dans le monde avaient été drainées. Les pâturages, les cultures et les villes couvraient plus du tiers de la surface terrestre, contre 12 % en 1900. Environ 80 % de la surface émergée non glacée de la planète se retrouvait sous influence humaine directe. Presque toute la photosynthèse se faisait désormais dans des ensembles écologiques aménagés par des êtres humains. La majorité des arbres de la planète avaient été plantés par l’homme. Les flux d’azote industrialisés (notamment pour les engrais) étaient devenus deux fois plus volumineux qu’au naturel. Le monde devenait un gigantesque produit manufacturé. Un artefact. Et je n’en avais aucune idée.

On entendait parler de marées noires. De l’ Amoco Cadiz. De l’ Exxon Valdez. La Seine était polluée. Un smog de crasse stagnait au-dessus d’Athènes. Un nuage de rejets brunâtres empestait Mexico. New York puait la poubelle. Alertes fragmentaires, décousues, sans lien apparent entre les unes et les autres, anecdotiques. Ces épisodes de pollution étaient graves. Mais un phénomène d’une bien plus grande ampleur s’amorçait. C’était invisible, indolore et incolore, mais le système climatique se déstabilisait sous la pression des gaz à effet de serre émis en quantités astronomiques. Un chaos atmosphérique d’une ampleur tellurique, catastrophique, pointait dans un fracas parfaitement inaudible. L’air et les océans se réchauffaient, la surface de neige et de glace se réduisait, le niveau de la mer s’élevait, les concentrations de gaz à effet de serre s’intensifiaient. Depuis trente ans, un nouveau record de chaleur est battu chaque décennie : chaque dizaine d’années est la plus ardente, en moyenne, depuis 1850. Dans l’hémisphère Nord, les trente ans qui séparent 1983 de 2013 furent potentiellement les plus chauds depuis 1 400 ans. Près de la moitié de toutes les émissions de CO2 entre 1750 et 2010 ont été lâchées dans l’atmosphère depuis seulement 40 ans. J’ai eu le bac en 1991. Ma scolarité fut contemporaine de l’effet de serre. J’ai le même âge que le dérèglement climatique. J’ai grandi dans l’œil du cyclone. Si l’on compare les émissions de gaz à effet de serre des pays depuis les prémices de la révolution industrielle et que l’on calcule l’effet qu’elles ont eu sur l’atmosphère, la France est le huitième contributeur mondial, historiquement, au dérèglement climatique. Devant le Canada, le Japon, l’Australie, les Pays-Bas. Ce n’est plus anecdotique.

Les concentrations atmosphériques de dioxyde de carbone, de méthane et de protoxyde d’azote, trois gaz à effet de serre, ont augmenté au point d’atteindre des niveaux inégalés depuis au moins 800 000 ans. Pour le seul CO2, elles ont progressé de 40 % depuis l’ère préindustrielle, au rythme des émissions dégagées par les carburants fossiles, la déforestation et le changement d’usage des sols. La présence du gaz carbonique dans l’atmosphère est passée de 280 parties par million (ppm) à la veille de la révolution industrielle à 400 ppm en 2013, soit un niveau inégalé depuis trois millions d’années. L’océan en a absorbé près de 30 %, ce qui en retour l’a soumis à un processus accéléré d’acidification. Depuis le XIXe siècle, le niveau de la mer a augmenté en moyenne davantage que pendant les deux précédents millénaires. Depuis le début des années 1990, la couche glaciaire du Groenland et de l’Antarctique se réduit. Les glaciers diminuent presque partout dans le monde. L’influence humaine se retrouve aussi dans le changement du cycle de l’eau et dans certains événements climatiques extrêmes. Ces bouleversements sont, pour beaucoup, sans précédent depuis des décennies. Et dans certains cas, des milliers d’années. »

©La Découverte

Idées
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