« Goldberg : Variations », de Gabriel Josipovici : L’homme qui voulait dormir

Avec Goldberg : Variations , Gabriel Josipovici signe un roman énigmatique et musical pour évoquer la difficulté du langage. Où un gentilhomme insomniaque croise la route d’un écrivain en panne d’inspiration.

Christophe Kantcheff  • 25 septembre 2014 abonné·es
« Goldberg : Variations », de Gabriel Josipovici : L’homme qui voulait dormir
© **Goldberg : Variations** , Gabriel Josipovici, traduit de l’anglais par Bernard Hœpffner, Quidam éditeur, 286 p., 22 euros.

On ne trouvera pas de clavecin ni de musicien dans Goldberg : Variations. Ce titre est sans aucun doute un hommage à Jean Sébastien Bach, mais plus encore à la forme de son célébrissime chef-d’œuvre. Gabriel Josipovici affectionne les structures kaléidoscopiques ou en rhizomes. Déjà, son précédent roman traduit en français, Tout passe  [^2] – Gabriel Josipovici est un écrivain de langue anglaise –, semblait constitué de bribes et d’ellipses, en cohérence avec la vie étique de son héros. Au contraire, Goldberg : Variations, à partir d’un thème initial, présente des développements plus charnus. Ce sont 30 chapitres, comme dans la partition du modèle musical, qui se recoupent, se prolongent, correspondent plus ou moins secrètement entre eux ou, parfois, semblent totalement étrangers les uns aux autres. Goldberg : Variations a ainsi les atours d’un roman baroque, en harmonie, là encore, avec l’esthétique de Bach.

Le premier chapitre, thème initial donc, met en scène, dans l’Angleterre du XIXe siècle, un gentilhomme insomniaque, Tobias Westfield, qui a engagé un écrivain, Samuel Goldberg, pour que celui-ci lui fasse la lecture le soir tombé et qu’ainsi le sommeil le gagne. On assiste à leur première entrevue, faite d’un dialogue exigeant, car Westfield se pique de philosophie. Pour Goldberg, la surprise vient du fait que son « employeur » lui demande de lui lire une composition personnelle, qu’il doit, chaque jour, écrire sur place. Mais l’inspiration délaisse l’écrivain. « Il se peut fort bien, monsieur, explique Goldberg à Westfield pour justifier son échec, qu’à l’époque de la Grèce et de Rome, et même à l’époque de notre glorieux Shakespeare, un homme de lettres aurait pu accomplir cette tâche. Les écrivains de ces époques auraient peut-être pu en une journée produire pour vous une série éblouissante de variations sur n’importe quel thème de votre choix. […] Mais, hélas, notre propre époque est devenue bien moins inventive et plus mélancolique, et rares sont ceux qui aujourd’hui peuvent avoir à cœur “de prendre un thème au hasard pour le tordre et le retourner à volonté, le développer un peu ou beaucoup, selon ce qui paraît le mieux pour son propre dessein”, comme le dit un ancien auteur qui parlait de ces choses. » Une explication désavouée plus tard, au cours du roman, dans le chapitre intitulé « le Défi », qui raconte un épisode où Goldberg, reçu à la cour, réussit à improviser sur un thème choisi par le roi – tout en étant a posteriori mécontent de sa performance. Mais il y a aussi dans ce passage un clin d’œil à l’entreprise même de Gabriel Josipovici avec Goldberg : Variations. Clin d’œil ironique –  « en une journée […] une série éblouissante… »  – mais éloquent sur l’esprit qui gouverne le roman : le jeu, qui s’oppose à une époque « moins inventive et plus mélancolique » .

Le lecteur se voit entraîné dans une suite d’épisodes dont la logique est mystérieuse. Parfois, on se retrouve avec l’un des personnages secondaires, dont quelques moments cruciaux de l’existence sont contés. Ainsi de James Ballantyne, un ami de Westfield, qui, dans sa jeunesse, a perdu son très cher frère, et dont la sœur, aux mains et aux pieds palmés (!), avait été éloignée d’Angleterre parce que sa mère ne la supportait pas. Or, James Ballantyne la retrouve dans des circonstances étranges, en même temps qu’il se persuade que son frère n’est pas mort. Un chapitre relate comment Westfield est devenu insomniaque, saisi un jour par cette sensation que rien de ce qui se produit n’est unique, que tout est écho, réminiscence, autrement dit variation. Dans d’autres pages, le lecteur est projeté dans une époque plus contemporaine, avec un narrateur, écrivain lui aussi (Josipovici lui-même ?), qui visite avec sa femme un musée à Colmar, après avoir admiré une œuvre de Klee exposée à Berne, Wander-Artist, dont la vision semble avoir débloqué l’écriture de son livre en cours, jusqu’ici laborieuse. Et c’est alors, dans une des salles du musée de Colmar, que soudain sa femme le quitte. Débridé, ludique, Goldberg : Variations l’est sans conteste, où l’on sent la liberté implicitement revendiquée de l’écrivain, qui n’hésite pas non plus à mélanger les genres, le réalisme faisant place au récit d’événements fantastiques ou de sensations étranges, comme ce papillon qui a pénétré dans l’esprit de la fille de Goldberg ou ce poète sans succès, devenu fou, qui se met à parler dans des langues qu’il ne connaît pas. Mais le plaisir suscité par cette invention alerte n’a rien de gratuit. Peu à peu, un réseau clandestin de signes et de correspondances apparaît, comme en surimpression. Des thèmes communs résonnent. Des lignes de sens innervent ces variations énigmatiques : au lecteur de les entrecroiser, de les déchiffrer à sa guise. L’une d’elles passe par un enfant qui a perdu la parole (chapitre 12, « la Seconde Mrs Westfield »), par un autre enfant, « sauvage » celui-là, à qui on a appris le lien entre le mot et la chose (ch. 4, « Dans la voiture I »), par le constat de la difficulté d’écrire mais aussi par celui que fait Mrs Goldberg, quand elle est seule, sur le « baume secret que l’on trouve dans l’acte si simple qu’est le fait d’écrire ». D’autres lignes de sens passent par la présence forte d’Ulysse, évoqué en particulier lors de son retour à Ithaque, où il doit mentir pour reprendre les lieux et Pénélope, tandis que Goldberg se demande, quant à lui, si « notre relation » à la vérité ne serait pas « trop angoissée » (ch. 8, « Dans la voiture II »).

« Et si le langage était la cause de tous nos problèmes ? », interroge le narrateur contemporain, qui peine à trouver le sommeil quand son livre patine. L’aspiration au silence, c’est-à-dire à la sérénité, plane sur Goldberg : Variations, comme un désir ultime, impossible et crépusculaire. Mais nous sommes voués aux nuits blanches peuplées de mots inextricables.

[^2]: Tout passe , Quidam éditeur, 2012.

Littérature
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