Familles, je vous hais !

C’est un grand paradoxe dans un discours anti-décliniste qui met en avant le seul avantage que nos experts trouvent à la France : sa courbe démographique.

Denis Sieffert  • 2 octobre 2014 abonné·es

Jusqu’à maintenant, Manuel Valls avait un argument dont il usait et abusait : « Non, disait-il, nous ne faisons pas une politique d’austérité. » Tout étant relatif, ce discours pernicieux avait une certaine portée. Les salaires, faisait-il observer, ne baissent pas en valeur absolue. La France n’est donc pas la Grèce. Sans doute la France n’est-elle toujours pas la Grèce, mais les coupes claires opérées dans la politique familiale nous en rapprochent un peu quand même. Cette fois, par tous les bouts que l’on prenne le problème, selon toutes les acceptions que l’on donne au mot, il s’agit bien d’austérité. Et le coup est terrible : sept cents millions d’euros de moins sur les prestations familiales ! Division par trois de la prime de naissance à partir du deuxième enfant !

Mais ce qui me frappe aussi dans cette affaire, c’est le discours et la façon dont il est accueilli dans l’opinion. Nous avons jusqu’à la caricature ce travestissement des mots qui est la marque de notre époque. Il s’agit, nous dit-on, de « la poursuite de la modernisation de la politique familiale ». L’habillage en effet est habile. Le gouvernement décide de baisser le congé parental des femmes pour accroître celui des hommes. C’est « une mesure d’égalité ». Et, nous dit-on encore, il s’agit de limiter pour les femmes la période d’éloignement de l’entreprise. Que de bons sentiments ! Et comme est douce cette intrusion de l’État dans la vie du couple ! Hélas, et c’est un autre signe de l’époque, personne ne croit à ce discours. Le plus candide des éditorialistes (ne cherchez pas, il n’écrit pas dans Politis ) a eu tôt fait d’observer que cette mesure n’avait qu’un seul objectif : la réduction des déficits. Et cela, précisément en spéculant sur l’inégalité femmes-hommes. Le « décryptage » figure dans tous les articles de presse : le gouvernement compte bien sur le fait que « l’homme », davantage préoccupé de sa carrière professionnelle, et appelé dans l’entreprise aux plus hautes responsabilités, ne prendra pas tout ou partie du congé parental auquel il a droit. L’économie réside dans cet abandon espéré de ses droits. Et le raisonnement est tellement cynique qu’il a déjà donné lieu à un calcul des experts de Bercy. À l’euro près, quatre cents millions d’euros. Voilà le cynisme installé dans l’espace politique comme une donnée naturelle. Rien de plus normal, aujourd’hui, qu’un gros mensonge et des formules qui tiennent de la « com’ ».

L’ennui, c’est que nous ne sommes pas ici dans le commerce ou dans la pub, mais en politique, c’est-à-dire dans cet espace public où la notion de mandat, c’est-à-dire quelque chose qui a un rapport avec la vérité, est précieuse, parce qu’il s’agit de démocratie. Le gouvernement de Manuel Valls pratique une politique d’austérité, mais il ne veut toujours pas le dire. Et pour faire bonne mesure, notre ministre des Affaires sociales, Marisol Touraine, ponctue sa présentation d’un « ce gouvernement aime les familles ». À un moment où la fameuse apostrophe gidienne, extraite des Nourritures terrestres, « Familles, je vous hais », aurait été davantage de circonstance. On comprendra que la défense de la famille traditionnelle, cellule de tous les conservatismes, et parfois de l’ordre moral, n’est pas spécialement mon propos ici. C’est évidemment la question sociale qui, comme toujours, nous préoccupe. Or, depuis l’entre-deux-guerres, notre politique familiale est l’une des plus généreuses d’Europe. « Généreuse » n’est d’ailleurs pas le mot si l’on songe qu’il s’agissait d’abord de résister à la concurrence démographique de l’Allemagne en vue des guerres futures. Mais, même pour de très mauvaises raisons, un système encourageant la natalité a été créé et amélioré à la Libération. Longtemps, la France a été en tête en Europe.

Toute discussion philosophique ou morale mise à part, la politique familiale est donc bien l’un des piliers des conquêtes sociales structurées au lendemain de la guerre. Et ce n’est pas un hasard si les attaques auxquelles se livre le gouvernement actuel vont de pair avec une offensive généralisée contre la sécurité sociale et les retraites. Les choses ont déjà beaucoup changé au cours des dernières années. Notre pays est aujourd’hui dépassé par l’Allemagne si l’on considère la part du PIB consacrée à l’aide aux familles. Et le coup porté par le budget 2015 risque d’être le plus rude. C’est un bien grand paradoxe dans un discours anti-décliniste qui met en avant le seul avantage que nos experts patentés trouvent encore à la France face à l’Allemagne : sa courbe démographique. Mais, au fond, cette attaque contre les familles n’est que la partie d’un ensemble budgétaire explosif. Marie-George Buffet n’avait pas tort, mardi, de replacer cette affaire dans son contexte politique, résumant le tout d’une formule : « Il est plus facile de s’attaquer aux nouveau-nés qu’à la finance. » Ce qui nous ramène doucement aux enjeux des prochains jours. Que vont faire dans cette galère les députés de gauche, frondeurs notamment, et les Verts ? Un nouveau test les attend.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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