Après les attentats, les défis de l’école

Dans la communauté éducative, l’heure est aux questionnements. Comment réagir face aux réactions violentes de certains élèves ? Comment parler du fait religieux en respectant le principe de laïcité ? Des enseignants témoignent.

Ingrid Merckx  • 22 janvier 2015 abonné·es
Après les attentats, les défis de l’école
© Photo : AFP PHOTO / GUILLAUME SOUVANT

Dès le lendemain des attentats contre Charlie Hebdo et l’épicerie casher de la porte de Vincennes, les établissements scolaires ont été confrontés à des difficultés inédites. Près de deux cents incidents ont été répertoriés dans les écoles, dont quarante signalés à la police, ce qui suppose des violences. Mais combien d’autres ont été réglés par les enseignants et n’ont pas été comptabilisés ? Derrière ces chiffres, on perçoit le désarroi des profs : « Que faire devant des propos insupportables ? », résume Ingrid, professeur d’anglais en lycée professionnel à Paris et à Nanterre (92). « L’école est en première ligne », a reconnu la ministre de l’Éducation, Najat Vallaud-Belkacem, à l’Assemblée, le 14 janvier. Elle a promis des sanctions allant du rappel à l’ordre au conseil de discipline, voire plus lorsque les propos relèvent de l’« apologie du terrorisme ». Le portail du ministère a mis en ligne un dossier intitulé « Liberté de conscience, liberté d’expression : outils pédagogiques pour réfléchir et débattre avec les élèves ». Si l’école est aujourd’hui en première ligne, c’est qu’elle concentre et répercute la confusion qui ébranle la société tout entière au lendemain des attentats. Peut-on au moins espérer que cette réflexion entamée dans les pires conditions soit menée à son terme et sans tabous ? Avant cela, voyons comment les difficultés se sont manifestées.

La minute de silence

Les élèves qui ont fait du grabuge pendant la minute de silence sont majoritairement parmi les plus âgés (les petits, jusqu’en cinquième, étant surtout frappés par les morts), mais aussi parmi ceux qui perturbent déjà la classe d’ordinaire. Des « cas sociaux », comme on dit dans les écoles, en situation d’échec, rétifs à l’autorité, en manque de présence parentale. « Ou des perturbateurs provocateurs, comme ceux qui se sentaient capables d’aller crier “Je suis Ben Laden” dans la cour ou de le griffonner sur les murs après le 11 septembre 2001 », glisse Jean-Riad, enseignant d’histoire-géo dans un collège de Seine-et-Marne et auteur d’un texte où il raconte ses discussions d’après attentats avec ses élèves [^2]. Ce qui a marqué ce prof, c’est surtout la fascination des gamins devant le « sang-froid » des terroristes. « Il ne faut pas oublier qu’ils jouent tous à Call of Duty [jeu vidéo guerrier, ndlr]. Ils souffrent d’une distorsion entre la fiction et la réalité. Par ailleurs, ils s’offusquent devant Charlie Hebdo mais adulent Dieudonné. » Ça ne rend pas les incidents moins graves, mais ça les déconnecte un peu des élèves musulmans. Certains ont réagi négativement quand on leur a montré des caricatures de Charlie Hebdo en classe. « Il n’y a pas de lien évident entre les élèves irrespectueux lors de la minute de silence et les cas de radicalisation religieuse », estime Ingrid, soulignant que « les jeunes filles qui, trois mois avant le bac, lâchent les études, se mettent à porter le voile et se marient » ne sont pas des cas isolés mais disparaissent rapidement de l’école. Cette enseignante s’est également trouvée désemparée devant des réactions de collègues : « Certains n’ont parlé de rien avec les élèves, sur le mode : “Je ne vais pas me prendre la tête…” Depuis, les discussions sont difficiles entre nous. » Des enseignants n’ont pas su quoi dire, quoi faire, ou ont eu peur des réactions dans des classes qu’ils craignaient de ne pouvoir « tenir ». « On en a même entendu dire qu’ils ne voulaient pas prendre de retard sur le programme », ajoute Sophie-Leila, qui enseigne le théâtre dans un établissement et un conservatoire parisiens. Elle a observé une différence de réaction en fonction des milieux sociaux dont sont issus ses élèves : « Dans les quartiers plus populaires, certains n’étaient pas vraiment au courant ou ne se sentaient pas trop concernés. » À Mulhouse, un professeur a été suspendu par l’académie de Strasbourg après un échange violent avec un de ses élèves au sujet des caricatures de Charlie. Il aurait lancé à sa classe : « Vous devez regarder ça ! » À l’élève qui se disait « gêné », il aurait jeté : « C’est moi le maître, ici… Tu peux sortir ta kalachnikov !” » A contrario, une de ses collègues de Bobigny a été mise à pied pour avoir tenu des propos « complotistes et haineux » sur les attentats : « C’est un business, un coup d’État pour supprimer la religion musulmane », et « la religion musulmane autorise à tuer pour défendre [sa] religion » ( le Monde ). L’attentat contre Charlie Hebdo ayant eu lieu un mercredi matin, les équipes se sont retrouvées dans les établissements le 8 janvier, quelques heures seulement avant la minute de silence, avec parfois pas d’autres consignes qu’un courriel du ministère. Où organiser cette minute de silence ? Dans la cour tous ensemble ou chacun dans sa classe ? Quel discours tenir aux élèves ? « Dans mon établissement, chaque enseignant a dû se débrouiller seul avec ses moyens, ses convictions, ses émotions », déplore Ingrid. À l’inverse du collège de Jean-Riad, où le proviseur et son adjoint ont passé la matinée à faire le tour des classes. « À midi, tout le monde a respecté la minute de silence. »

À propos de la laïcité

Pour ce professeur d’histoire, le problème est plus profond : « La laïcité à l’école est perçue comme une religion agressive par nombre d’élèves musulmans qui se sentent régulièrement insultés et discriminés. Ils ont le sentiment que, sous couvert de laïcité, on leur vend un athéisme prosélyte. » Et de citer trois causes récentes ayant « fait des ravages »  : l’éviction des mères voilées des sorties scolaires, le débat sur le halal et l’enseignement de l’arabe. « Mon épouse est enseignante dans la cité des Bosquets à Montfermeil. Elle a 80 % d’élèves musulmans et des mères de famille très impliquées dans la vie de l’école. Interdire à ces femmes d’accompagner des groupes, c’est non seulement menacer les sorties, mais aussi entraîner un sentiment d’incompréhension et de rejet chez elles et chez leurs enfants », poursuit Jean-Riad Plusieurs établissements n’ont pas eu à résoudre la question du halal : « Quand on a réalisé qu’on jetait beaucoup de viande, on a décidé de proposer viande, poisson et œufs. Du coup, les élèves ont le choix, ils ne se sentent plus obligés de rentrer chez eux, et tout le monde déjeune ensemble. » Selon lui, avoir supprimé l’enseignement de l’arabe des collèges et des lycées renvoie les élèves voulant apprendre cette langue vers des écoles privées (pour ceux qui en ont les moyens) ou vers la mosquée. « Via l’Éducation nationale, c’était l’occasion de parler de littérature, d’histoire, de civilisation, etc. », plaide Jean-Riad.

Enseigner le fait religieux

« Je souhaite qu’on puisse un peu mieux éclairer les citoyens sur ce qu’est l’islam », a déclaré Jack Lang le 15 janvier (France Info). Il faut, « bien sûr, enseigner les religions à l’école », a ajouté cet ancien ministre de l’Éducation et de la Culture, actuellement président de l’Institut du monde arabe. L’idée étant de relancer le débat sur l’enseignement du « fait religieux » entamé en 2002, sur la base d’un rapport commandé au philosophe Régis Debray [^3]. Celui-ci avait fixé un cadre dont les programmes d’histoire, de français et d’instruction civique s’inspirent aujourd’hui. « Le fait religieux doit être observable (on ne peut nier son existence), neutre (un matériau empirique pour expliquer quelque chose, de l’art ou un événement historique par exemple) et pluraliste (il ne faut pas privilégier une religion comme plus vraie ou plus recommandable) », résume Jean-Riad, qui en a fait son sujet de mémoire de fin d’IUFM : « Comment enseigner les religions en respectant les valeurs laïques de l’école tout en intéressant les élèves ? » « Le risque étant, complète-t-il, de faire un enseignement religieux où la croyance aurait le même statut que le savoir. La connaissance des religions doit se faire au même titre que celle des sciences ou de l’athéisme, qui font partie d’une culture globale ^4. » Les programmes intègrent des éléments de culture religieuse depuis 1996, mais le rapport Debray a renforcé l’étude du fait religieux, et le socle commun défini en 2005 l’inclut dans deux des sept compétences à acquérir. L’islam est étudié à partir de la classe de cinquième. « Ce sont les religions africaines et asiatiques qui sont les plus mal loties », estime Jean-Riad. Et ce ne sont pas tant les programmes qui pèchent que la formation des enseignants. Régis Debray avait pourtant proposé de créer dans tous les IUFM un module intitulé « Philosophie de la laïcité et histoire des religions ». Ça n’a pas été suivi d’effet. Quant aux nouvelles écoles de formation des maîtres (ESPE), elles n’intègrent pas toutes de la même manière la formation à la laïcité et l’enseignement du fait religieux. « On ressent une certaine frilosité chez bon nombre d’enseignants, glisse Jean-Riad. La peur de mal faire, certainement, face à des élèves parfois critiques lorsqu’on parle de leur religion. La peur surtout de ne pas respecter la laïcité en enseignant ces textes. » Le débat ne fait que reprendre.

[^2]: Lire « Charlie Hebdo : les défis de l’école » sur Politis.fr

[^3]: L’Enseignement du fait religieux dans l’école laïque, Régis Debray, préface de Jack Lang, Odile Jacob-CNDP.

[^4]: jiairblog.com 

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