Aux États-Unis, une autre liberté d’expression

De nombreux médias américains n’ont pas montré la dernière couverture de *Charlie Hebdo.* Une longue histoire. Alexis Buisson (à New York)

Alexis Buisson  • 29 janvier 2015 abonné·es
Aux États-Unis, une autre liberté d’expression
© Photo : AFP PHOTO / BRENDAN SMIALOWSKI

En 1723, un certain Benjamin Franklin a donné quelques conseils par écrit au journal The Courant, de Boston, pour lui éviter les foudres des autorités religieuses et royales. Ces conseils – huit au total – ont pris la forme d’une énumération chiffrée. Une technique d’écriture que Franklin affectionnait. « 1. Tout d’abord, quoi que vous fassiez, soyez tendre avec la religion du pays. » Puis : « 2. Prenez garde de ne pas injurier les Révérends et les fidèles ministres du Gospel… » Avec ses « Règles pour le Courant de la Nouvelle-Angleterre», Franklin avait, sans le savoir, posé les bases du journalisme américain. Comment ne pas voir un curieux parallèle avec la prudence affichée par les médias américains, près de trois siècles plus tard, sur la question de la représentation de l’islam ? La question se pose. Surtout depuis qu’une dizaine de grands supports, dont CNN, le New York Times, le Washington Post et l’agence Associated Press, ont décidé de ne pas reproduire la une du numéro des « survivants » de Charlie Hebdo, représentant le prophète Mahomet.

Ces médias ont invoqué le désir de ne pas heurter la sensibilité de leur public musulman et ont usé de multiples stratagèmes (description, images de stylos, de rassemblements, photos rognées…) pour ne pas montrer la couverture controversée. « Nous ne publions jamais des images ou autres éléments destinés à délibérément heurter les sensibilités religieuses », s’est justifié le directeur de la rédaction du New York Times, Dean Baquet, dans un communiqué qui a suscité un vif débat aux États-Unis et au-delà. Cet épisode met en lumière un paradoxe américain : alors que le sacro-saint Premier Amendement de la Constitution garantit aux médias une liberté très grande pour écrire et dire ce qu’ils veulent, beaucoup ne l’utilisent pas. Encore moins pour publier des images ou des écrits jugés « offensants » envers une religion. Pourquoi ? Le 11 Septembre serait la réponse la plus évidente. L’autocensure s’est généralisée après les attentats, selon des groupes de transparence dans les médias. Le groupe Clearchannel a ainsi demandé à ses quelque 1 200 stations de radio de ne plus diffuser 165 chansons aux « paroles douteuses », comme « Learn to Fly » des Doors et « Benny and The Jets » d’Elton John. Le débat autour des caricatures du prophète, en 2005, a accru la sensibilité au sujet. Déjà, alors, les médias se demandaient s’il fallait les reproduire ou pas. Avec ces épisodes, « les médias américains ont intériorisé l’autocensure et le sens de la réserve », affirme Gregory Magarian, professeur à la Washington University de Saint-Louis.

Pour ce spécialiste du Premier Amendement, les raisons de cette prudence sont plus profondes que le 11 Septembre. À la différence de la France, pays ancien avec une « identité forte », les États-Unis sont depuis leur naissance une mosaïque de religions et de peuples qui ont fait – et font toujours – des compromis pour cohabiter. L’interdiction de toute religion nationale dans la Constitution américaine reflète cette réalité : « Il ne s’agit pas de limiter l’expression religieuse, mais de permettre à une multitude de fois d’exister librement », analyse Alexander Stille, dans The New Yorker. Cette situation rend certaines décisions prises en France au nom de la « laïcité » difficiles à comprendre outre-Atlantique. En témoignent les critiques américaines qu’a suscitées le vote en 2011 de la loi interdisant le voile intégral. Le Département d’État américain l’avait décrite, avec d’autres lois similaires votées ailleurs en Europe, comme une régression et une atteinte à la liberté religieuse. Depuis l’adoption du Premier Amendement en 1791, la liberté d’expression et la liberté de la presse n’ont connu que peu de limitations aux États-Unis. Sauf pour prohiber les discours incitant à la violence immédiate, à la pornographie infantile et à l’obscénité, notamment. D’ailleurs, la Cour suprême américaine n’a pas eu à se prononcer sur un cas lié à la liberté d’expression avant 1919, après le vote de plusieurs restrictions pendant la guerre. En outre, comme en France, le délit de blasphème est interdit. Insulter une religion n’est plus condamné depuis… 1868. Mais ne vous attendez pas à voir les caricatures de Charlie bientôt dans un grand journal américain. « Les fluctuations de la liberté d’expression ne sont pas légales ou juridiques, mais culturelles, résume Gregory Magarian. C’est la société qui détermine le degré de liberté, pas la loi. »

Idées
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