Le bal des crapules

Yann Dacosta met en scène un Labiche hilarant sur le mode de la noirceur. Culot et ingéniosité au service d’une comédie dézinguant la bourgeoisie.

Gilles Costaz  • 8 janvier 2015 abonné·es
Le bal des crapules
© **L’Affaire de la rue de Lourcine** , Théâtre 13, Paris, 01 45 88 62 22. Jusqu’au 15 février. Photo : Julie Rodenbour

Ce brave Eugène Labiche, bon bourgeois doté d’un diabolique sens de l’observation mais pas révolutionnaire pour un sou, n’avait pas toujours conscience des explosifs qu’il fabriquait parfois. L’Affaire de la rue de Lourcine, qu’il écrivit avec deux collaborateurs, Édouard Martin et Albert Monnier, devait être pour lui une farce se moquant sans trop de méchanceté de la classe sociale à laquelle il appartenait.

Or, cette modeste pièce en un acte a passionné bien des metteurs en scène, de Patrice Chéreau à Peter Stein et Jérôme Deschamps, en raison d’une pertinente férocité et parce qu’elle touche à ce qu’il y a de moins noble et de plus refoulé chez l’être humain. Dans son domicile, le rentier Lenglumé se réveille avec les sensations confuses de celui qui a trop bu. Stupeur : il y a quelqu’un dans son lit. Un homme ! Qui est-il ? Un inférieur, un simple cuisinier qui était dans la même école que lui, avec qui il a participé au banquet des anciens, la nuit précédente. Mais pourquoi ce camarade est-il dans son lit ? Qu’ont-ils fait ? L’amour ? C’est peu vraisemblable, mais c’est possible. Pourquoi sont-ils dans des vêtements si défraîchis et avec des mains si noires ? Un article de journal leur fait penser qu’ils ont pu assassiner une femme. Comme l’épouse de Lenglumé, le domestique et un ami entrent dans la pièce et s’étonnent de leur étrange comportement, ils s’affolent, se contredisent, dansent une folle danse de crapules et font tout pour effacer les traces supposées d’un meurtre qu’ils n’ont peut-être pas commis. Oui, cette comédie traite en beauté – si l’on ose dire – de la lâcheté et de la dissimulation. Le jeune metteur en scène Yann Dacosta, dont on a pu voir ce spectacle au Théâtre de l’Ouest parisien, à Boulogne-Billancourt, s’en empare avec un vrai culot et beaucoup d’idées. On est là avec des bourgeois d’autrefois, mais tout navigue entre deux siècles. Les couleurs et les sonorités rock sont fort modernes, les personnages d’hier s’agitent dans un glauque contemporain (Dacosta avait auparavant monté un Fassbinder, ce n’est pas sans parenté !). Au centre, une fontaine, symbole d’une société d’abondance, déverse son jet d’eau dans un bassin qui deviendra le lit des deux personnages et la table du déjeuner (décor très ingénieux de Fabien Persil).

La mise en scène multiplie les transformations et les effets imprévus. Le domestique surgit sans cesse d’une porte métallique empruntée à l’univers du roman-feuilleton. La bourgeoise n’est pas d’une décence absolue. Depuis le piano placé en arrière-plan, les chansons d’origine, mises en musique par Pablo Elcoq et interprétées au clavier par Pauline Denize, font entendre des sonorités troublantes, en harmonie avec l’orage dont on sent qu’il frappe sans cesse la maison du bourgeois Lenglumé.

Benjamin Guillard et Guillaume Marquet jouent les deux odieux personnages comme s’ils participaient à un film noir, dans une tension jamais caricaturale. Pierre Delmotte, Hélène Francisci et Jean-Pascal Abribat ont le sens du geste et du détail concrets, d’une portée immédiate. Ce que leur interprétation et la mise en scène de Dacosta réussissent (ce n’est pas si fréquent), c’est que les intentions satiriques – cette volonté d’être cauchemardesque, kafkaïen – n’appesantissent en rien le spectacle et amplifient sa vertu comique. Labiche est poussé dans ses retranchements, mais pas trahi. Au contraire, remarquablement servi par cette compagnie normande appelée le Chat foin.

Théâtre
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