Le verbe chassé par le verbiage

Les grands entretiens ont disparu du petit écran. La faute à un genre qui ne correspond plus à ce qu’est devenue la télévision.

Jean-Claude Renard  • 8 janvier 2015 abonné·es

En juin 1986, Bernard Pivot reçoit Georges Dumézil (ou plutôt l’inverse, les caméras étant installées au domicile parisien du philologue). L’entretien dure plus d’une heure. Dumézil est dans son univers, au milieu de ses œuvres. Celles qu’il a écrites, derrière lesquelles il s’efface, celles qu’il a lues. C’est un homme du XIXe siècle, né en 1898, et qui s’en amuse. « Ce siècle avait moins deux ans. Et, entre ma naissance et la date d’aujourd’hui, il y a autant de distance qu’entre la bataille de Wagram et ma naissance ! » Et d’évoquer la lecture à la lumière d’une lampe à pétrole, les premiers avions décollant péniblement à cinq mètres du sol, avant de relater sa rencontre avec le Dictionnaire étymologique du latin. Tout l’entretien est au diapason. Vif, pétillant, où la philologie se donne au téléspectateur.

Moins de deux ans plus tard, en février 1988, c’est au tour d’Étiemble de se prêter au jeu des caméras d’Antenne 2, soulignant qu’ « il n’y a presque pas d’emmerdeurs dans la langue française. Or, l’écrivain doit être, par définition, l’homme qui emmerde. » Mais « les lois du commerce sont ce qu’elles sont : un emmerdeur, ça ne se vend pas toujours très bien ». Étiemble pur jus. Entre 1975 et 1990, le temps qu’a duré « Apostrophes », les entretiens singuliers de Bernard Pivot seront souvent les plus marquants parmi ses émissions, si l’on songe à Duras, Yourcenar, Simenon ou Nabokov, quand bien même le journaliste consacre l’écrivain plus qu’il ne fouille son œuvre. Seconde rentrée télévisuelle après celle de septembre, janvier est l’occasion de réajustements pour les chaînes. Et s’il est une case qui fait défaut dans les grilles de programmes, c’est bien celle du grand entretien avec un intellectuel ou une personnalité de la culture ou du spectacle. Pas une grande chaîne ne peut se targuer aujourd’hui d’un rendez-vous régulier de plus d’une heure avec un tel interlocuteur. Pas même Arte, sinon (comme parfois ailleurs) sous forme de documentaire ou de reportage isolé. On est donc loin de ces numéros d’« Apostrophes », loin aussi des « Lectures pour tous » animées par Pierre Dumayet ou Pierre Desgraupes, ou de ce que faisait, certes en radio, Jacques Chancel avec « Radioscopie » (entre 1968 et 1989). À vrai dire, mis à part quelques timides tentatives (Elkabbach ou Busnel), ce n’est pas nouveau. La donne a d’abord changé avec la libéralisation du système télévisuel, entre 1985 et 1987, précédant l’avènement de Médiamétrie, dès 1989. Plus tard, la multiplication des chaînes, TNT comprise, a démultiplié les programmes (ou, devrait-on dire, copié-collé les programmes), mais sans trouver le moyen de faire la part belle à l’entretien. En dresser l’inventaire, c’est faire le bilan, qui vite devient patrimonial, nostalgique.

Gare aux raccourcis hardis : ce fameux grand entretien n’a jamais encombré l’écran. Mais il est désormais incompatible avec ce qu’est devenue la télévision. En raison de sa forme et des exigences d’audience. La lucarne n’a plus le temps de laisser s’installer une pensée. Elle reste calée dans l’écume, ayant délégué la pensée au chroniqueur, prompt à la réaction, possédant les codes des médias et ceux du spectacle, souvent installé dans ses postures de radicalité, transformé en « bon client ». Dans ce tableau, quelle serait la place aujourd’hui de Marguerite Duras ? Sachant que le petit écran, jusque sur le service public, s’est mué le plus souvent en ring, visant le pugilat permanent, additionnant les fausses contradictions. Quelle serait la place d’un intellectuel dans un tel foutoir ? Dans une grille de programmes qui partage ses soirées entre une première partie brassant large et une seconde à peine plus exigeante, qui privilégie le buzz, la promo et les jingles ? Encore faudrait-il trouver le journaliste animateur susceptible d’assumer sereinement les silences, les hésitations et les tâtonnements de son interlocuteur. In fine, on passe plus de temps à discuter avec un footballeur qu’avec un intellectuel…

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