L’enjeu grec

Une nouvelle force politique a émergé avec un discours construit et une base sociale. La victoire de Syriza n’est pas seulement grecque, elle est européenne.

Denis Sieffert  • 29 janvier 2015 abonné·es
L’enjeu grec
© Deux rendez-vous : - Samedi 7 février : assemblée générale de l’association Pour Politis. Un moment toujours important dans la vie de notre journal (voir précisions p. 14). - Mercredi 18 février, 19 h : « Le conflit israélo-palestinien et la société française », soirée organisée par *Politis* dans le cadre de la semaine anticoloniale, avec Farouk Mardam-Bey, éditeur et directeur de Sindbad, et Michèle Sibony, vice-présidente de l’Union juive française pour la paix. Salle Jean-Dame, 17, rue Léopold-Bellan, Paris IIe.

Ne boudons pas notre plaisir. La victoire de Syriza, plus large encore que prévue, nous comble d’aise. Mais, empressons-nous de la célébrer car nous savons qu’elle est annonciatrice d’autres combats, à l’issue incertaine. D’ailleurs l’ennemi n’a pas attendu pour sonner la charge. Dès lundi, les huiles de la finance européenne se sont relayées pour sommer Alexis Tsipras d’appliquer la même politique que son prédécesseur. Comme si rien ne s’était passé. Comme si la démocratie n’était qu’un mot futile pour abuser l’opinion. Au moins, tout le monde peut s’accorder pour reconnaître que le succès électoral de dimanche ne ressemble à aucun autre. Rien à voir avec la lancinante alternance qui rythme notre pauvre vie démocratique. Tout ici est nouveau, et périlleux. Ce n’est pas seulement que les partis traditionnels ont été battus, et parfois balayés, c’est que pour la première fois dans un pays de l’Union européenne un peuple s’est révolté contre le système, et le défie.

Il existe certes quelques précédents. On pourrait citer la victoire de la gauche en France en 1981. Mais après dix-huit mois d’audace, François Mitterrand est rentré dans le rang. Et le carcan européen n’était pas encore en place. C’était avant Maastricht et avant la « règle d’or » budgétaire. Bien sûr, il y a eu aussi le « non » au référendum sur le traité constitutionnel, en 2005. Mais c’était un vote contre le pouvoir, et même contre tous les pouvoirs, opposition comprise. On sait ce qui est advenu. Cette fois, c’est le pouvoir lui-même qui a basculé. On pourrait encore évoquer l’opération « Mains propres », en 1992, en Italie. Mais le coup de balai avait laissé un champ de ruines sur lequel les pires aventuriers avaient fini par prospérer. Cette fois, c’est une nouvelle force politique, vertébrée, qui a émergé, avec un discours construit et une base sociale. Plus important encore : la victoire de Syriza n’est pas seulement grecque, elle est européenne. Contrairement au discours dominant, ce n’est pas la Grèce contre l’Allemagne. Il ne s’agit pas de la « dette grecque ». Les chômeurs grecs n’ont pas escroqué la Banque centrale européenne. Les malheureux dont les salaires ont baissé de 35 % et qui gagnent cinq cents euros par mois n’ont rien pris dans la poche de Mme Merkel. Ils ne lui doivent rien. Les engagements souscrits par le grand battu de dimanche soir, Antonis Samaras, lesquels visaient à faire rembourser la dette par les petites gens ou par une classe moyenne ruinée, apparaissent aujourd’hui pour ce qu’ils sont : absurdes et scandaleux.

Le discours de Syriza reconfigure le débat et le combat à l’échelle européenne. Il nous dit que la question de la dette n’oppose pas des pays, ni le « Sud » au « Nord », mais qu’elle traverse chacune de nos sociétés. Ce ne sont pas des statistiques, des PIB et des taux d’intérêt qui doivent être ânonnés à tout bout de champ par des experts ; ce sont d’abord des êtres de chair et de sang qui doivent être pris en considération. Jusqu’à quel point la fameuse troïka – BCE, FMI, Union européenne – pourra-t-elle exercer son chantage ? Jusqu’à quel désastre humanitaire ? Dire cela n’est pas mépriser les équilibres macro-économiques. C’est définir l’ordre des urgences, et choisir les payeurs. Face à cette question qui n’a vraiment rien d’idéologique, chacun aura très vite à prendre ses responsabilités. Le gouvernement français comme les autres. À vrai dire, les premières déclarations du président de la République rappelant lui aussi à la Grèce ses engagements ne laissent guère de doute. Mais l’issue du scrutin de dimanche place tout de même notre gauche de gouvernement dans une position inconfortable. Pas besoin d’être un grand politologue pour comprendre que l’exécutif est plus à l’aise dans l’affirmation, par ailleurs louable, des grands principes, que dans la politique économique et sociale. Or, c’est précisément sur ce terrain que nous ramène l’épisode grec.

On me permettra ici un petit détour. Je voudrais avoir un mot aimable pour Manuel Valls. C’est assez rare, j’en conviens. Il a été attaqué de droite et de gauche pour avoir parlé d’ « apartheid territorial, social et ethnique ». Le mot peut être jugé excessif. Mais après trois semaines de considérations scabreuses sur l’islam, après qu’un Michel Onfray, par exemple, eut obstinément cherché l’origine de nos problèmes de 2015 dans une sourate du Coran, le propos de Manuel Valls a au moins le mérite de replacer le débat dans un cadre social. Que son analyse soit en parfaite contradiction avec sa politique de restriction budgétaire est une autre histoire. Où l’on en revient à la dette, qui n’a décidément ni frontière ni nationalité.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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