Bernard Maris, le keynésien écolo

Jérôme Gleizes  • 5 février 2015 abonné·es

Nombre d’hommages ont été rendus à Bernard Maris, mais peu font le lien entre l’« Oncle Bernard » de Charlie Hebdo et l’universitaire auteur de multiples ouvrages. Pour les uns, c’est un keynésien servant de caution hétérodoxe aux libéraux dans les débats radiophoniques ou télévisuels. Pour les autres, c’est un écologiste radical décroissant   : « La croissance est une infamie. Les publicitaires ont créé la confusion entre croissance et activité » , écrivait-il dans Charlie Hebdo le 2 juillet 2014.

Bernard Maris était un « économiste citoyen », comme John Maynard Keynes, sa référence intellectuelle. Comme l’auteur du Traité de probabilité, il possédait une culture mathématique lui permettant de s’affranchir des mandarins, à l’image de son confrère toulousain Jean Tirole, à propos duquel il affirmait   : « Les théoriciens de l’économie industrielle  [c’est la spécialité de Tirole] sont une secte dont l’obscurantisme et le fanatisme donnent froid dans le dos. Il n’est pas difficile de repérer le taliban sous l’expert, et le fou de Dieu sous le fou de l’incitation. » Mais, surtout, le « maître en économie doit être mathématicien, historien, homme d’État, philosophe à certains niveaux. Il doit comprendre les symboles et parler en mots [^2] », écrivait-il. C’est ce qu’était Bernard, un homme cultivé, passionné de psychologie, inquiet de la dérive de nos sociétés : « Le capitalisme canalise les frustrations des hommes, les empile comme il accumule le capital, et fait gonfler des bulles qui finissent par crever comme des bombes [^3] ». Mais Bernard ne sombrait pas dans le keynésianisme vulgaire de ceux pour qui Keynes se résume au principe de la relance par la demande. Son Antimanuel d’économie est un vrai manuel d’économie politique, dans la tradition de ceux qui n’écartent aucune théorie, en lien direct avec les faits. Si un réel hommage doit lui être rendu, alors il faudrait rompre avec les actuelles politiques économiques mortifères : « La croissance infinie dans un monde fini est une absurdité. Il faut que nous organisions nos économies autrement. » Il faut « envisager une soumission de l’économie à la société,  […] au-delà  […] *d’une croissance durable ou soutenable, une “croissance intelligente et civilisée” où, les besoins vitaux étant largement satisfaits, l’humanité pourrait précisément se consacrer aux humanités [^4] … ». *

Terminons sur Keynes pour continuer le programme de réflexion en économie comme l’a fait Bernard  : « Pour la première fois depuis sa création, l’homme fera-t-il face à son problème véritable et permanent : comment employer la liberté arrachée aux contraintes économiques ? Comment occuper les loisirs que la science et les intérêts composés auront conquis pour lui, de manière agréable, sage et bonne [^5] ? »   Bernard Maris a été victime de cette pulsion de mort que craignait Keynes. Mais le pire serait que les tartufes de l’économie salissent son héritage, comme Jean Tirole, qui, dans sa lettre à la ministre de l’Enseignement supérieur, s’oppose à la création d’une section universitaire « Institutions, économie, territoire et société ».

[^2]: Keynes ou l’économiste citoyen, Bernard Maris, Presses de Sciences Po, 2007.

[^3]: Capitalisme et pulsion de mort, Gilles Dostaler et Bernard Maris, Albin Michel, 2009.

[^4]: Keynes ou l’économiste citoyen, op. cit.

[^5]: Perspectives économiques pour nos petits-enfants », in la Pauvreté dans l’abondance, John M. Keynes, Gallimard.

Chaque semaine, nous donnons la parole à des économistes hétérodoxes dont nous partageons les constats… et les combats. Parce que, croyez-le ou non, d’autres politiques économiques sont possibles.

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