Dominique Plihon : « La logique qui a conduit à la crise se renforce »

Pour Dominique Plihon, les pratiques à risques des grandes banques françaises se sont accentuées depuis 2008.

Thierry Brun  • 26 février 2015 abonné·es
Dominique Plihon : « La logique qui a conduit à la crise se renforce »
Dominique Plihon est économiste, a coordonné avec Agnès Rousseaux le Livre noir des banques.

Les quatre principales banques françaises, BNP Paribas, Société générale, Crédit agricole et BPCE, ne se sont pas assagies après la crise, explique Dominique Plihon. Au contraire, elles ont développé des activités parmi les plus dangereuses et opaques.

Le discours officiel consiste à dire que les banques françaises sont les plus solides du monde. Qu’en pensez-vous ?

Dominique Plihon : Ce discours est irresponsable, car il donne à croire qu’aucune réforme n’est nécessaire. Les quatre banques universelles françaises, BNP Paribas, Société générale, Crédit agricole et BPCE, ont réalisé des pertes importantes pendant la crise de 2008. Ainsi, le groupe BPCE a perdu plus de 5 milliards d’euros et n’a dû son secours qu’à l’intervention de l’État. Sans parler de Dexia, qui a coûté 6,6 milliards d’euros aux contribuables. Les banques françaises ne se sont pas assagies : une grande partie des activités qu’elles ont développées après la crise sont les plus dangereuses, les moins régulées et les plus opaques ! En revanche, le crédit aux entreprises a stagné…

Une injection massive de liquidités a interrompu la crise bancaire. Pourquoi ces banques ne sont-elles pas plus saines qu’auparavant ?

Le Livre noir des banques , coordonné par l’économiste Dominique Plihon, membre du conseil scientifique d’Attac France, et Agnès Rousseaux, journaliste à Basta !, média indépendant en ligne, est l’une des rares enquêtes portant sur le fonctionnement du système bancaire français et son rôle dans l’économie. En France, quatre grands groupes, BNP Paribas, Crédit agricole, Société générale et BPCE (Banque populaire-Caisse d’épargne), se partagent une grande partie du marché et jouent un rôle majeur dans la complexe machinerie qu’est la finance mondiale. Les auteurs évaluent le coût « exorbitant, mais passé sous silence, de leurs activités » et mettent au jour l’ampleur des risques que ces banques font peser sur la stabilité économique et démocratique des États, fragilisés par la crise et ses répliques. Cette enquête montre que ces banques se sont détournées de leur fonction première : financer l’économie réelle, en particulier l’appareil productif, les infrastructures et les logements. Le Livre noir des banques , Attac et Basta !, Les Liens qui libèrent, 372 p., 21,50 euros.
Les grandes banques sont étroitement interconnectées. Quand survient une inquiétude sur le système bancaire, elles arrêtent immédiatement de se prêter entre elles et le système se grippe : elles perdent leurs liquidités et ne peuvent plus fonctionner. Le seul moyen d’éviter un effondrement du système bancaire européen, c’est l’injection en urgence de liquidités par la Banque centrale européenne (BCE). Celle-ci a joué son rôle en prêtant en dernier ressort et en injectant des liquidités dans le système. Pour autant, ce secours n’a pas changé fondamentalement le modèle pratiqué par les grandes banques françaises. Il leur a permis de survivre et de passer un cap. Les aides massives (plus de 1 000 milliards d’euros) n’ont été assorties d’aucunes conditions.

Qu’ont fait les banques de ces liquidités, alors, si elles n’ont rien changé ?

Elles ont nettoyé leur bilan et redéposé les liquidités auprès de la BCE. Elles en ont profité pour revendre une partie de leurs actifs toxiques à la BCE et racheter des titres plus sûrs, mais cette attitude n’a été que temporaire. Nous citons une étude du cabinet d’analyse financière indépendante AlphaValue, pilotée par Christophe Nijdam [^2], montrant que le niveau des produits dérivés développés par BNP Paribas, la Société générale, le Crédit agricole et BPCE, instruments de spéculation par excellence, a dépassé celui d’avant la crise de 2008.

Pourtant, des tests de résistance bancaire lancés par la BCE en 2014 ne considèrent pas les grandes banques françaises comme dangereuses…

La BCE accorde une grande confiance aux banques pour évaluer leurs risques. Or, la crise a montré que les modèles qu’elles utilisent les ont systématiquement sous-estimés. Ce qui n’empêche pas la BCE de continuer à se fier aux banques pour faire leurs tests…

À quoi le hors-bilan des quatre banques françaises est-il utilisé ?

Il est plus que jamais utilisé pour des opérations sur les produits dérivés. Ces produits, qui servent en principe à la couverture des risques, sont des instruments financiers sur des actions, des devises et des matières premières. L’expérience montre que les deux tiers des opérations sur ces produits sont de nature spéculative, ce qui explique que le hors-bilan est colossal. Pour BNP Paribas, il représente vingt-trois fois le PIB français ! En réalité, les banques françaises sont des leaders mondiaux de cette industrie des produits dérivés. Par exemple, la Société générale détient le record des « dérivés sur actions », ce qui explique pourquoi le gouvernement français refuse la taxe sur les transactions financières (TTF). Car, si on met en œuvre une TTF sur les produits dérivés, comme le propose la Commission européenne, cela dégonflera le business extrêmement juteux des dérivés sur actions de la Société générale. Les spécialistes qui défendent ces produits répondent qu’ils ne sont jamais exécutés et qu’il ne faut considérer que le solde de ces opérations. La plupart du temps, ce n’est certes qu’un risque potentiel, mais il ne faut pas oublier qu’il peut se matérialiser si les choses tournent mal. Par exemple dans le cas d’une défaillance de l’une des grandes banques.

La pratique de la banque de l’ombre, le « shadow banking system », persiste-t-elle ?

Ce phénomène qui s’est développé à la fin des années 1990 permet aux banques et à des fonds spéculatifs de mener des opérations en dehors du périmètre du contrôle prudentiel. Des banques de détail peuvent ainsi distribuer des crédits qui seront ensuite titrisés : transformés en titres négociables, ils sont revendus à des banques d’affaires. Celles-ci les convertissent alors en produits financiers structurés, que l’on appelle des CDO  (Collateralized debt obligations). Ces produits contenant des dettes sont ensuite revendus dans le monde entier avec de juteuses commissions à la clé. Cette pratique du shadow banking a été le cœur de la crise des subprimes aux États-Unis. Les acteurs principaux en étaient les banques d’investissement comme Goldman Sachs, Lehman Brothers et Bear Stearns, et ces deux dernières ont fait faillite ! En France, nous avons des grandes banques universelles, qui sont à la fois banques de détail et banques d’investissement, fortement impliquées dans ces opérations de shadow banking. Ce mécanisme a repris de plus belle et les pouvoirs publics l’encouragent. Nous crions au feu ! Cette logique qui a conduit à la crise est en train de se renforcer ! Les banquiers et les régulateurs n’ont pas tiré les leçons de la crise.

[^2]: Cette étude a été publiée en décembre 2013. Christophe Nijdam a rejoint l’ONG Finance Watch en 2014.

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