« Sayat Nova », de Sergueï Paradjanov : La beauté comme subversion

Sayat Nova, chef-d’œuvre de Sergueï Paradjanov, ressort sur les écrans dans la version voulue par le cinéaste.

Christophe Kantcheff  • 30 avril 2015 abonné·es
« Sayat Nova », de Sergueï Paradjanov : La beauté comme subversion
© **Sayat Nova** , Sergueï Paradjanov, 1 h 19. En salle depuis le 22 avril. Photo : DR

Tandis qu’est célébré le centenaire du génocide des Arméniens, voici l’occasion de (re)découvrir l’un des plus beaux films de l’histoire du cinéma : Sayat Nova. Il est l’œuvre de Sergueï Paradjanov (de son vrai nom Sarkis Yossifovich Paradjanian), qui, au moment du tournage, en 1968, était déjà dans le collimateur du régime soviétique. Quatre ans auparavant, son film les Chevaux de feu, déconstruisant les principes du socialisme soviétique au cinéma, avait fait scandale.

Dire que Sayat Nova ressort sur les écrans français est en réalité un abus de langage. Car la version connue depuis 1982, sous le titre la Couleur de la grenade, n’est pas celle que Paradjanov avait conçue, mais une version remontée par un réalisateur soviétique à la demande des autorités. Le film aujourd’hui proposé est tel que le cinéaste le voulait, et il a en outre bénéficié d’une restauration. Sayat Nova, du nom d’un célèbre troubadour géorgien du XVIIIe siècle, ne retrace pas la vie de celui-ci mais évoque son univers intérieur, ses tourments, ses éblouissements et son chant poétique. Dénué de récit linéaire, le film s’appréhende avant tout avec les sens. Il n’est pas inutile de se décharger d’emblée de la rationalité commune du spectateur – et pour quel voyage ! Dans un univers qui ne ressemble à aucun autre. Sayat Nova est un poème cinématographique à la beauté bouleversante. Inutile de mobiliser tout un savoir sur le XVIIIe siècle géorgien pour être touché par la magie visuelle. Comme une suite de tableaux mouvants où triomphe une science du cadre impressionnante, qui utilise la profondeur de champ ou au contraire reste sur une seule dimension, avec une caméra fixe. Paradjanov joue avec l’incarnation hiératique des icônes, tout en la dépassant, faisant exploser la sensualité des couleurs ou élaborant des compositions plus sophistiquées, avec plusieurs personnages et des animaux.

Un film récent de Serge Avédikian et Olena Fetisova, le Scandale Paradjanov, qui retraçait la vie du cinéaste, permettait de mesurer combien l’esthétique de ses films gênait le régime soviétique. À tel point que, quelques années après Sayat Nova, Paradjanov fut emprisonné, pour homosexualité. Son élan créateur fut ainsi brisé pour de très nombreuses années. Ce qui atteste une fois encore du fait qu’une œuvre libre, ignorant avec maestria les canons formels d’une époque, défrichant des territoires sonores et visuels, porte en soi une charge politique subversive, redoutable pour l’ordre établi.

Cinéma
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