Jean-Pierre Filiu : « Le régime syrien ne tient que grâce à l’Iran »

Le politologue Jean-Pierre Filiu, spécialiste du monde arabe, analyse les évolutions récentes, entre affaiblissement du régime de Bachar Al-Assad et nouvelle coalition rebelle.

Alice Deroide  • 20 mai 2015 abonné·es
Jean-Pierre Filiu : « Le régime syrien ne tient que grâce à l’Iran »
Jean-Pierre Filiu enseigne l’histoire du Moyen-Orient à Sciences Po Paris. Dernier ouvrage publié : Histoire de Gaza (Pluriel, janvier 2015).
© AFP PHOTO / STR

Tandis que la communauté internationale se montre très préoccupée par le sort de Palmyre, les effroyables pertes humaines ne la font plus réagir. Bien que la coalition ait repris l’offensive dans des zones stratégiques, il ne peut y avoir de solution que politique, avec le départ d’Assad et un plan de paix qui dissocie la communauté alaouite du régime.

On semble assister à un changement du rapport de force en faveur de la rébellion. Comment l’analysez-vous ?

Illustration - Jean-Pierre Filiu : « Le régime syrien ne tient que grâce à l’Iran »

Jean-Pierre Filiu : Le changement du rapport de force n’est en fait que la conséquence de tendances de très longue durée. Il n’y a plus d’armée syrienne digne de ce nom. Et le régime d’Assad ne tient ses positions que quand il est massivement aidé par le Hezbollah libanais et par les différentes milices chiites d’Irak ou d’Afghanistan, patronnées par les gardiens de la révolution iraniens. Sans cet engagement irano-libanais direct, le régime essuie des pertes très lourdes, que ce soit dans la zone d’Idlib (nord-ouest du pays) ou à la frontière jordanienne, devant la coalition révolutionnaire, ou encore face à Daech. Bachar Al-Assad est assurément sur une pente militaire déclinante.

Comment interpréter ce qui s’est passé aux abords de Palmyre, où l’armée semble résister à Daech ?

Ce qui est formidable, avec la Syrie, c’est que le régime nous amène toujours où il veut ! En difficulté, Assad a fait deux manœuvres. La première : il a laissé entrer des jihadistes dans le camp palestinien de Yarmouk. Les Palestiniens, longtemps bombardés par Assad, ont quand même réussi à expulser les jihadistes. Ensuite, il a laissé les jihadistes se rapprocher de Palmyre. Il faut savoir qu’on parle d’une zone représentant des centaines de kilomètres de désert, et qu’il aurait été largement possible de les arrêter plus tôt. Palmyre est une bataille qui n’avait pas lieu d’être. Mais la manœuvre est évidente : on ne parle que de Palmyre depuis une bonne semaine, ça permet de montrer un Bachar Al-Assad résistant aux jihadistes, alors qu’il ne leur a résisté nulle part. Pour lui, le coût est très limité : on parle de 200 à 300 morts, pour un dictateur qui en a causé mille fois plus depuis quatre ans ! C’est donc une opération qui lui coûte peu et qui peut rapporter beaucoup. Car elle le place dans la position qu’il préfère : celle du rempart. Ailleurs, les pertes humaines, pourtant effroyables, ne font plus réagir. Un rapport d’Amnesty International vient encore de dénoncer cette indifférence. Alors, on utilise ces autres symboles que sont les sites du patrimoine universel. Sachant qu’à Palmyre, comme dans le reste de la Syrie, l’essentiel des destructions et des pillages est le fait du régime d’Assad, qui pourtant continue de siéger à l’Unesco.

Quelles sont les positions aujourd’hui sur le terrain ?

On a un régime qui se rétracte et Daech qui progresse. C’est un paradoxe important : plus les Occidentaux bombardent les jihadistes en Irak, et plus ces derniers avancent en Syrie. Il faudrait s’interroger sur ces bombardements qui n’enrayent pas leur progression, mais qui, au contraire, favorisent leur recrutement. Car c’est essentiellement l’idée de combattre l’Amérique qui alimente un flux continu de jihadistes. En parallèle, on a une coalition révolutionnaire qui a avancé sensiblement ces dernières semaines dans le nord-ouest du pays et à la frontière jordanienne. Dans les deux cas, les groupes en pointe sont beaucoup plus radicaux que durant la phase précédente. Il s’agit surtout du front Al-Nosra et des salafistes d’Ahrar Al-Cham. Mais, à la différence de Daech, eux agissent désormais dans une coalition, l’Armée de la conquête, au sein de laquelle il n’y a pas un groupe qui s’impose contre les autres, alors que Daech est monolithique. Ensuite, il faut savoir que chaque fois que le régime perd quelque part, il se venge sur la population par des bombardements massifs. Ainsi, à Alep, le régime ne menace plus de reprendre la ville mais continue de la bombarder. Pendant que tout le monde parlait de Palmyre ces derniers jours, il y a eu des dizaines, voire des centaines de civils tués dans des bombardements de zones révolutionnaires. Car le régime d’Assad ne bombarde pratiquement jamais les zones tenues par Daech. Il concentre ses frappes aériennes contre la révolution, et Daech n’a quasiment conquis de territoires que contre les forces révolutionnaires. La nouveauté, c’est qu’il y a peu encore cette coalition révolutionnaire était sur la défensive à force de se battre sur deux fronts, alors qu’elle a repris à présent l’offensive dans des zones stratégiques : entre Damas et la Jordanie, et la zone frontalière de la Turquie, autour de Lattaquié, qui menace le berceau du régime, et notamment la ville natale des Assad, Qardaha.

Damas est-il menacé aujourd’hui ?

Il n’y aura pas de victoire militaire, je le dis depuis des années. Il faut créer les conditions militaires d’une solution politique. Or, cette solution politique ne peut passer que par le départ d’Assad. Celui-ci est beaucoup plus menacé quand son berceau familial l’est que lorsque les combats entrent dans Damas. À l’été 2012, la coalition révolutionnaire avait commis une faute stratégique. En lançant la bataille de Damas, d’une part, et la bataille d’Alep, d’autre part, croyant que le pouvoir était au bout du fusil. Cela n’a fait qu’installer des lignes de front qui n’ont presque pas bougé depuis et qui ne peuvent pas déboucher sur une solution politique. Celle-ci doit émerger d’un accord politique entre les patriotes qui sont du côté d’Assad, mais qui sont de plus en plus effarés par l’occupation iranienne dans leur pays, et avec ceux qui souhaitent mettre un terme à cette spirale de destruction. Depuis le début, en 2011, j’insiste également sur le fait qu’il faut avoir une stratégie et un plan de paix alaouites pour dissocier du régime cette communauté minoritaire qui se sent menacée.

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