France-Espagne : Des conditions politiques très différentes

L’exemple espagnol est loué par la gauche française, mais sa réalité reste éloignée de ce qui structure le mouvement social et politique français.

Thierry Brun  et  Michel Soudais  et  Erwan Manac'h  • 17 juin 2015 abonné·es
France-Espagne : Des conditions politiques très différentes
© Photo : ARMESTRE / AFP

Podemos est d’abord une formule inédite. Un parti ouvert aux quatre vents, qui fait voter ses statuts, ses têtes de liste et la hiérarchie de son programme par les internautes sur inscription gratuite. Dans chaque quartier des grandes villes comme dans les villages, des centaines de « cercles » rendent concrète cette « démocratie réelle ». S’y ajoute le charisme de son leader, Pablo Iglesias, universitaire madrilène qui tient les rênes du parti et dicte la stratégie politique. Ce militant altermondialiste expérimenté a réussi à incarner le renouveau avec une rhétorique délestée de la plupart des références de la gauche traditionnelle. Le mot « gauche » lui-même a été banni du vocabulaire du leader de Podemos, qui publiait en octobre 2014 un livre tirant les enseignements politiques de… la série télévisée Game of Thrones.

Mais cette stratégie n’est gagnante que dans un cadre politique et social espagnol lui-même profondément renouvelé, depuis 2008, par la chute de l’économie. Le mouvement des Indignés et ses traductions politiques, ainsi que de nombreux mouvements sociaux de réponse à la crise ont gagné en puissance et en visibilité. Et si Podemos progresse dans les régions autonomes par rapport aux européennes, il ne gagne pas sur sa seule étiquette. Les listes qui ont remporté la victoire à Madrid et à Barcelone le 24 mai sont le résultat d’une convergence des mouvements qui dépasse largement les réseaux tissés par Podemos. Elles s’en différencient également par une stratégie qui accepte le soutien de formations politiques quand Podemos les refuse.

Une thérapie de choc

En février, le chef du gouvernement espagnol, Mariano Rajoy, lors de son intervention au débat sur l’état de la nation, annonçait que l’Espagne était « devenue un exemple de redressement pour les autres pays de l’Union européenne ». Pour appuyer son optimisme, avant les élections régionales de mai, le dirigeant annonçait la révision à la hausse de la prévision de croissance pour 2015 : 2,4 % du PIB, contre 2 % estimés jusque-là, loin du 1,2 % espéré en France. L’Espagne va-t-elle aussi bien que le dit Mariano Rajoy ? En cinq ans de crise, le pays atteint 6 millions de chômeurs et des milliers de personnes sont expulsées de leur logement sous l’effet conjugué de la crise financière de 2008 et des plans d’austérité qui ont ravagé le bon élève de l’Europe néolibérale.

Le succès de Podemos aux européennes a fait réagir les partis à la gauche du PS. C’est le PG qui se lançait le premier, en septembre 2014, avec un appel pour une réforme constitutionnelle signé par 87 000 personnes et l’élection en ligne d’une assemblée représentative. Une couleur neutre, pas de plateforme de revendications, l’accent mis sur la transparence, une déclinaison sous forme de nombreux groupes locaux : tout y est. Pour Jean-Luc Mélenchon, reste à espérer que la greffe prenne d’elle-même à l’issue de la phase de « déploiement » qui s’est achevée le 6 juin par la première assemblée.

Les « Chantiers d’espoir » réunissent eux aussi des militants de toutes les sensibilités et espèrent attirer au-delà des cercles déjà actifs. Initiés par des militants parisiens et relayés par les réseaux du parti Ensemble, ils organisent des réunions dans toute la France pour l’élaboration d’une plateforme de proposition commune (lire Politis n° 1349, 16 avril 2015).

EELV s’en tient pour le moment à une ouverture plus limitée, dans le cadre des listes qu’elle conduira aux régionales de décembre. Mais Cécile Duflot réfléchirait, selon Europe 1, à une stratégie nouvelle pour 2017. « Un Podemos à la française », affirme la radio privée. Quant au PCF, il accompagne le mouvement sans surjouer l’enthousiasme. Pierre Laurent indiquait à Politis en avril qu’un rassemblement « citoyen » ne devrait pas impliquer la dilution des partis politiques. Il jugeait également « dangereuse » la mise au second plan du mot « gauche ». Une des marques de fabrique de Podemos.

À la veille de la crise financière, « l’Espagne était l’un des pays les plus vertueux de la zone euro et de l’Union européenne en matière de finances publiques », explique l’économiste Dominique Plihon. Surtout, le pays était l’un des plus inégalitaires d’Europe : les dépenses sociales et les salaires y étaient plus faibles que dans les autres pays de la zone euro. Un Espagnol sur cinq (20 %) vit en dessous du seuil de pauvreté, le risque de pauvreté touche 27,3 % de la population totale et 31,9 % des mineurs de 16 ans. La chute de l’économie espagnole a donc été plus durement ressentie qu’en France au moment de la panique bancaire de 2012. Car, pour sauver le système bancaire espagnol, 56,2 milliards d’euros ont été nécessaires, dont 41 ont été prêtés par les fonds européens. En échange, le gouvernement Rajoy a accepté de mettre l’Espagne sous la tutelle de la troïka (Banque centrale européenne, Commission européenne et Fonds monétaire international) et de faire valider un plan d’austérité de 65 milliards d’euros d’économies jusqu’en 2014, en suivant les traces de son prédécesseur socialiste, Jose Luis Rodriguez Zapatero.

Celui-ci avait fait voter en 2010 un premier plan d’austérité de 50 milliards d’euros et une longue liste de mesures : gel des retraites, baisse de 5 % puis gel des salaires des fonctionnaires, baisse des aides sociales, coupes dans la santé et l’éducation en vue de réduire le déficit public, baisse drastique des investissements publics, réforme des retraites, qui provoqueront une grève générale en 2010. La leçon d’austérité espagnole n’est pas sans rappeler le plan d’économies de 50 milliards d’euros (sur trois ans) présenté en avril par Manuel Valls, après 30 milliards d’euros d’économies et de nouveaux prélèvements en 2013 et 15 milliards en 2014. Or, la dette publique espagnole frôle désormais les 100 % du PIB (1 034 milliards d’euros, fin 2014), alors qu’en France, elle atteint 95,6 % du PIB (2 037,8 milliards d’euros fin 2014).

Une colère sociale

Le mouvement des Indignés, qui jaillit en mai 2011 sur les places publiques des grandes villes espagnoles, a contribué à façonner le débat politique espagnol. La déconfiture du Parti socialiste, alors au pouvoir, ouvre le champ pour la victoire en novembre 2011 de la droite conservatrice favorable aux politiques d’austérité. S’ensuivent quatre années rythmées par les affaires, à droite comme à gauche. La « corruption systémique », héritée de la dictature franquiste, apparaît au grand jour. « Beaucoup de questions ont émergé dans le débat public grâce au mouvement des Indignés », note Héloïse Nez, sociologue et spécialiste des mouvements sociaux espagnols. Au point que des « partis comme le PSOE proposent une réforme des lois électorales ». Côté social, l’explosion de la bulle immobilière a durement impacté la société espagnole, qui comptait 90 % de propriétaires en 2007. Selon le décompte officieux de la Plateforme des victimes de l’hypothèque (PAH), 500 000 expulsions ont eu lieu entre 2008 et 2014 [^2].

Et le phénomène perdure. On mesure l’angoisse qui gagne les Espagnols, dont un tiers possédaient en 2013 ces emprunts hypothécaires explosifs. Ces derniers mois, « quand un journaliste interrogeait un homme politique, ses questions portaient sur la crise et la corruption », observe François Ralle Andreoli, enseignant au lycée français de Madrid et membre du Parti de gauche. Ces thèmes supplantent ceux, omniprésents en France, de l’immigration et de l’intégration, malgré une réalité là aussi difficile. Les Espagnols ne sont pourtant pas rétifs aux discours xénophobes : 56 % d’entre eux souhaitent une diminution de l’immigration, contre 45 % des Français (sondage Gallup, janvier 2015) ; et 76 % des Français ont une opinion favorable de l’islam contre 52 % des Espagnols (sondage Pew Research Center, juin 2015). « Un discours xénophobe aurait pu être possible en Espagne, mais la crise est tellement forte qu’on a assisté à une inversion du mouvement migratoire », explique Heloise Nez. Le solde migratoire espagnol est en effet passé de +17 % en 2007 à -5,4 % en 2013 (Eurostat).

Une convergence des luttes

Dans ce contexte, le mouvement des Indignés, apparu à l’extérieur du cadre politique et social traditionnel, a lentement créé ses propres débouchés politiques. Sur fond de forte dépolitisation des Espagnols, la culture autonome et libertaire, encore réduite à un cercle fermé de militants, va faire tache d’huile. « Les pratiques de décision par consensus, l’ouverture de squats sont apportés sur les places publiques et se diffusent auprès de gens qui n’en avaient pas l’habitude », raconte Héloïse Nez. Les syndicats ont été « très fortement décrédibilisés en signant la réforme des retraites », quelques semaines avant l’apparition des Indignés, rappelle l’universitaire. La gauche communiste, compromise par des alliances avec le pouvoir, entre en déliquescence au moment où la France voit émerger le Front de gauche.

Dans la suite immédiate du mouvement du « 15M », l’horizontalité prime. La question des débouchés politiques se pose déjà, mais les Indignés cherchent avant tout des moyens de peser sur le cadre politique traditionnel depuis l’extérieur. Avec des luttes « sectorielles ». Contre les expropriations, le PAH reprend le répertoire d’actions du mouvement des squats et s’implante sur l’ensemble du territoire espagnol, contribuant à rendre célèbre sa porte-parole, Ada Colau, aujourd’hui maire de Barcelone. La « marée verte » regroupe les personnels de l’éducation, la « marée blanche » ceux de la santé, la « marée noire » ceux de la fonction publique, en contestant aux syndicats leur emprise sur le mouvement social.

Les cinq années de gouvernement de droite sont marquées par d’importantes manifestations contre l’austérité. « Mais ces mouvements n’obtiennent rien. C’est là que commencent les débats sur l’entrée en politique alors que les assemblées d’Indignés se trouvent réduites en nombre », se souvient Héloïse Nez. Le mouvement prend une forme nouvelle, plus verticale, et converge vers un objectif commun : gagner le pouvoir. Un mouvement plus « populiste » – le mot n’étant pas aussi péjoratif en Espagne qu’en France. D’une place marginale au sein du mouvement des Indignés, qui se méfie des porte-parole et s’attache à ce que l’organisation reste à tout prix horizontale, une stratégie de convergences s’impose par l’action de militants déjà expérimentés, peu nombreux, mais pétris de références à la Bolivie ou au Venezuela. « Ils voient les limites de la gauche, qui est enfermée dans une logique minoritaire », selon Héloïse Nez.

C’est l’heure des grandes « marches de la dignité », nationales et unitaires, et de Podemos, né des réflexions d’un cercle d’universitaires altermondialistes, qui travaillent sur les discours politiques et les démocraties latino-américaines. Le web a aussi eu une influence structurelle. Podemos consacre les internautes comme des militants à part entière, là encore en tirant les conclusions de ce que le mouvement des Indignés avait déjà imposé sur la scène publique.

Un mode de scrutin favorable

Le système institutionnel espagnol, qui a longtemps favorisé le bipartisme PSOE–PP, est toutefois plus propice que la Ve République à l’émergence de formations politiques nouvelles. Podemos fait irruption sur la scène électorale aux européennes de mai 2014, avec un score relativement modeste de 7,97 % qui lui permet d’obtenir 5 élus sur 50 au Parlement européen et d’apparaître comme la troisième force politique de la péninsule. L’élection se jouait à la proportionnelle, sans seuil, et dans une unique circonscription nationale. Ce cadre électoral, qui était celui des élections européennes en France jusqu’en 2004, empêche que les enjeux politiques soient parasités par des discours localistes aussi réducteurs que centripètes. Il a permis à Podemos de s’affirmer sur une ligne : reconquérir la démocratie confisquée par « la caste corrompue » et par Bruxelles.

Dans le régime parlementaire qui régit l’Espagne à chaque échelon administratif, la vie politique n’est pas dominée par un scrutin présidentiel ultra-personnalisé et dépolitisant. Tous les scrutins se jouent à un tour, à la proportionnelle. L’avantage est double. Ce mode de scrutin a permis à Podemos d’asseoir son implantation en obtenant des élus dans toutes les régions. Et sans lui, nombre d’observateurs doutent que Podemos ait pu rejeter aussi aisément la classification droite-gauche, qui a contribué à son succès, la pression du « vote utile » étant beaucoup moins forte en l’absence de second tour. Certes, les scrutins de listes, comme ceux des dernières municipales, n’empêchent pas une certaine personnalisation, inévitable à l’ère médiatique. « Mais ces figures charismatiques, comme Manuela Carmena à Madrid ou Ada Colau à Barcelone, portent des dynamiques collectives », constate François Ralle Andreoli.

Emporter les élections au Congrès des députés, en novembre, sera toutefois plus difficile : les 350 députés sont élus dans le cadre des 50 provinces, chacune d’entre elles envoyant un nombre d’élus en rapport avec sa population. Cela atténue fortement la proportionnelle dans les circonscriptions non urbaines. Pour virer en tête, la nouvelle gauche espagnole doit impérativement continuer à élargir son rassemblement.

[^2]: Si se puede !, quand le peuple fait reculer les banques, Ada Colau et Adrià Alemany, Les petits matins.

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