La communauté critique qui vient

Éric Loret publie un essai où il développe une conception exigeante et ouverte de la critique des œuvres, fondée sur l’échange et le partage.

Christophe Kantcheff  • 10 juin 2015 abonné·es
La communauté critique qui vient
© **Petit Manuel critique** , Éric Loret, Les Prairies ordinaires, 187 p., 17 euros.

Défendre une cause perdue. Il y a quelque chose d’« héroïque » aujourd’hui à prendre le parti de la critique des œuvres, comme le fait Éric Loret. Au reste, c’est à peine si lui-même y croit encore. Ou, plus exactement, il fait à juste titre le constat de sa totale disqualification dans l’univers du « capitalisme tardif », qui non seulement n’a pas besoin d’elle, mais se porte mieux sans. « Ses formes traditionnelles sont données pour mortes, écrit-il, de même que la presse qui l’a abritée. » Il en sait quelque chose : il l’a pratiquée de nombreuses années à Libération – un journal qu’il a quitté il y a quelques mois.

On sera peut-être surpris d’apprendre que la critique est en déshérence, quand les annonces publicitaires ne cessent de se servir de ses petites phrases pour appâter le chaland, et que son « pouvoir prescripteur », largement fantasmatique, continue d’être encensé. Mais cette critique-là n’est plus que la parodie d’elle-même, se conformant aux lois de la promotion. Il n’est plus question que de jugements avec notes ou sigles incitant à l’achat (ou pas), de palmarès et de « raisons du succès ». Et celui qui s’y adonne a la fâcheuse allure d’un VRP au service d’une vaste entreprise de consommation culturelle. Éric Loret propose une tout autre vision de la critique. Il le fait dans un essai dont le titre modeste –  Petit Manuel critique  – cache une forte ambition. Elle est d’abord intellectuelle, Loret puisant dans ses nombreuses lectures, que ce soit de la philosophie classique (saint Augustin, Kant, Hume…) ou de l’esthétique contemporaine (Rochlitz, Shusterman, Rancière, Lyotard…), notamment. Cette culture livresque est au service d’une autre ambition, politique celle-ci. Parce qu’au cœur de la conception qu’Éric Loret défend, il y a le contraire d’une confiscation du jugement par quelques-uns ou d’une position de surplomb qui relèverait d’une distinction sociale. Chez lui, la critique, processus de réception et d’interprétation (ou de création de sens), est affaire d’échange et de partage.

L’auteur reprend ainsi à son compte un propos du commissaire d’exposition Éric Troncy, qui s’exprimait ainsi : « Je ne crois pas qu’une exposition adresse des leçons, explique ou éclaire. Elle indique des pistes, traduit des intuitions, matérialise aussi des erreurs. Elle est avant tout invitation au partage d’une expérience personnelle de l’art. “Moi, l’art, j’en fais ça. Et vous ?” » Et Loret d’ajouter : « Cela pourrait aussi bien être la feuille de route de toute critique. » Ainsi, Petit Manuel critique examine patiemment les conditions de possibilité de ce partage, les obstacles qu’il s’agit de contourner et ses implications. Pour honorer son titre, il le fait à la manière de recommandations. Non pas professionnelles (cela pourrait justifier un deuxième tome, où Éric Loret se livrerait à une sociologie pratique de la critique journalistique) mais théoriques. Par exemple, à propos de cette idée-force selon laquelle la critique ne peut se faire seul, comme un sniper à sa fenêtre de tir. Non seulement le critique a tout intérêt à ne pas se laisser aveugler par l’illusion de détenir « une “vérité” qui n’existe pas » et à privilégier la description de la réception de l’œuvre en lui (l’auteur revenant sur ce que signifie une « expérience esthétique »), mais il lui est recommandé de sortir de lui-même. Autrement dit, d’inscrire son travail d’interprétation dans l’horizon de ce que Kant appelait le « sens commun ». L’idéal de l’exercice critique se détourne ainsi des luttes de pouvoir que l’on mène pour s’affirmer dans son champ, mais participe à l’édification d’une communauté critique et prétend « à une harmonie où chacun soit capable d’entendre et d’accepter la différence de l’autre, sans que personne pour autant se “cramponne” à cette différence comme à une identité ». On mesure en quoi une telle conception de la critique, loin d’enfermer les œuvres dans une évaluation définitive, peut menacer l’ordre marchand. Au lieu de renvoyer le consommateur culturel à sa solitude, elle enjoint à l’amateur d’entrer dans le cercle élargi, bien qu’exigeant, du débat sans cesse renouvelé.

Salutaire, ce Petit Manuel critique  ? Assurément. Et l’auteur s’y montre tranchant, nullement impressionné par les discours mortifères qui estiment ce combat d’arrière-garde : « Les principes de la critique ne changent pas. C’est à eux qu’on s’est attaché, de façon plus synthétique que pratique, plus théorique que rhétorique, donc, afin d’inviter à une renaissance de la critique sous d’autres formes, plus visuelles, mieux ouvertes à la discussion, à l’autre : le lecteur, le spectateur, le visiteur d’exposition, etc. On peut faire de la critique en 140 signes ou dans un “article de fond”, les bases sont les mêmes : il n’y a qu’à lire Diderot et Baudelaire pour trouver comment faire. »

Culture
Temps de lecture : 4 minutes