Argentine : Les nouveaux sans-terre

Depuis le 14 février, des représentants indigènes campent en plein Buenos Aires contre la déforestation et la conversion de leurs terres en champs de soja. Correspondance de Soizic Bonvarlet.

Soizic Bonvarlet  • 22 juillet 2015 abonné·es
Argentine : Les nouveaux sans-terre
© Photo : S. Bonvarlet

Le regard tour à tour attentif et lointain, Jorge Palomo malaxe nerveusement un vieil emballage, tout en évoquant les raisons de sa présence sur le campement de fortune installé sur l’artère la plus importante de Buenos Aires, la fameuse avenida 9 de Julio (avenue du 9-Juillet). Ils sont 29 référents de quatre communautés originaires de la province de Formosa, située dans le nord-est de l’Argentine, installés sous une tente géante, familles comprises, depuis le 14 février. Malgré l’imminence de l’hiver austral, qui se fait attendre mais qui pèse comme une épée de Damoclès au-dessus du campement, Jorge n’en démord pas. Il ne bougera pas jusqu’à ce que l’un des trois pouvoirs qu’il sollicite – gouvernement, Sénat et Cour suprême – finisse par lui ouvrir une porte. Son fils Tewk (« fleuve », en wichi) est né sur le campement, il y a un mois. Ce jour-là, une sympathisante de la cause est venue livrer un lit pour bébé. « Nous avons peu d’appuis institutionnels, mais on reçoit de l’aide, notamment des étudiants, qui apportent de l’eau, de la nourriture ou des couvertures. »

Quatre communautés (Qom, Pilaga, Wichi et Nivaclé) luttent depuis plusieurs années contre la spoliation de leurs terres. Un combat qui a d’abord eu lieu à l’échelle provinciale, sans résultat, et qui a coûté des vies. Il y a eu des épisodes particulièrement répressifs lors de manifestations, mais aussi des cas de morts douteuses, lors d’impacts avec des véhicules sur la voie publique. Les leaders de ces communautés accusent la police d’être de mèche avec le gouvernement provincial. Le 25 mars dernier, lors d’une manifestation wichi, les policiers (une centaine pour 150 manifestants) ont tiré aveuglément sur la foule avec des balles de caoutchouc et de plomb, faisant trois blessés, dont un enfant. « Nos peuples n’ont pas accès à la justice », assène Jorge. « Pas plus qu’à la santé. La Présidente, Cristina Kirchner, prétend être la voix de tous les Argentins, mais que lui importe notre survie  ?  » Jorge vit à Laguna Yema, à 380 km au nord-ouest de la capitale provinciale de Formosa. Dans son cas, c’est un projet de gazoduc qui menace son village, quand d’autres de ses compagnons de lutte ont été expulsés de leurs terres à des fins d’agriculture intensive, d’extraction de pétrole ou de construction de mines à ciel ouvert. Et pour cause, les ressources minérales et énergétiques, avec la culture du soja, représentent l’alpha et l’oméga de l’économie argentine. Et l’histoire, inlassablement, se répète. Au XIXe siècle déjà, lors de la sanglante « campagne du désert », les autorités de l’État argentin en devenir n’ont eu de cesse de repousser les frontières internes au détriment des communautés autochtones. L’appropriation de leurs terres servait alors pour l’élevage de bétail exporté en Europe.

Jorge ne se revendique pas d’un discours écologiste. Il est pourtant l’un des rares à le porter dans un pays où la prise de conscience étatique n’a pas encore eu lieu, et où cette préoccupation s’avère la grande absente des discours politiques. Au nom de principes ancestraux, c’est avant tout le respect de leur écosystème que les peuples indigènes de Formosa réclament au prix de leur vie. « Cette terre représente notre spiritualité, notre sagesse. Constamment bafouée, agressée, tôt ou tard elle se vengera. Il y aura des tremblements de terres, des inondations. Nous sommes les seuls à entretenir ce lien direct avec la nature. Nous savons, parce que nous sentons. » Deux semaines plus tard, Jorge est toujours sur le campement. Sa femme et ses trois enfants sont rentrés à Laguna Yema. La prophétie s’est réalisée, Formosa est en proie à de graves inondations. À Buenos Aires, en cette fin d’automne argentin, les nuits se font de plus en plus fraîches. Les 27, 28 et 29 mai, a eu lieu le sommet annuel des peuples indigènes d’Argentine. À l’issue de trois journées de débat, les autorités de 25 peuples indigènes, issus de 17 provinces du pays, ont élaboré un manifeste dénonçant «   les conséquences d’un modèle économique non durable » et « la violation en toute impunité par le gouvernement et les provinces des lois nationales sur les droits indigènes, tout comme la législation environnementale internationale et le droit naturel à une vie saine ». En outre, l’un des principaux thèmes abordés a été celui des poursuites judiciaires visant plus de mille personnes. « Nous sommes en proie à la répression et à l’intimidation avec un plan systématique de judiciarisation de notre lutte pour défendre la vie, nos territoires et la Terre mère  », dit le document final issu du sommet, qui réclame également l’abrogation de la loi antiterroriste, «   dont la seule fonction est la répression des protestations sociales et la pénalisation des leaders indigènes qui revendiquent leurs droits pour défendre leurs territoires » .

Cette rencontre est un événement clé en ce qu’elle constitue la vitrine du combat des peuples indigènes, invisibles médiatiquement en dehors de ces trois journées annuelles. Cette fois-ci, elle aura permis à une délégation des quatre communautés de se voir entrouvrir la porte du Premier ministre. Hélas, ce rendez-vous au sommet de l’État n’a laissé que de l’amertume sur le campement. Un représentant de la communauté qom raconte qu’Aníbal Fernández, après avoir fait passer le message par le biais de son secrétaire annonçant qu’il serait prêt à recevoir la délégation dans les vingt minutes, n’est jamais apparu, malgré la patience des leaders présents. Ils ont attendu plus de trois heures. Une indifférence humiliante qui fait des heureux. Aux premiers rangs desquels se trouvent les lobbys. L’Association argentine des géologues économistes, qui publie régulièrement des informations sur l’entrave représentée par les peuples originaires pour l’extraction des richesses souterraines du pays, évoque des «   indigènes corrompus qui, en échange de contreparties accordées par le système écofasciste étranger qui nie la souveraineté des États et avance en Amérique latine, œuvrent contre la croissance du pays » .

Le dimanche 14 juin, les communautés convoquent une conférence de presse sur le campement, quatre mois jour pour jour après leur installation dans la capitale argentine. L’hiver est définitivement là, les visages sont plus fatigués que jamais. La nuit, la température tombe à 2 °C. Si certains sont partis, dont une femme escortée en ambulance la semaine précédente, la plupart n’ont pas bougé. Felix Diaz, qarashé – équivalent de cacique – de la communauté qom, référent historique de la lutte pour le respect des droits indigènes, anime la conférence aux côtés de Jorge. « Nous sommes ici depuis quatre mois, mais notre histoire a plusieurs siècles, une histoire de persécutions et de lutte. Nous sommes la preuve que différents peuples peuvent s’unir et s’organiser, n’en déplaise au gouvernement qui voudrait maintenir l’indigène comme objet de manipulation. » Jorge évoque les attaques racistes de la police, avant de s’inscrire à son tour dans l’histoire longue des peuples indigènes d’Amérique. «   On nous a massacrés pendant des décennies avec des armes, aujourd’hui c’est l’indifférence qui nous tue. » Si certains journalistes se demandent si cette conférence de presse signe la fin du campement, Felix Diaz balaie l’éventualité d’un revers de main. «   Nous sommes là, plus que jamais présents, et, après nous, d’autres prendront notre place. »

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