Crédit impôt recherche : Une niche fiscale très bien gardée

Le rapport d’une commission d’enquête sur le crédit d’impôt recherche a été enterré. Ce qui rassure le Medef et confirme le fait que ce dispositif, pourtant très critiqué, est intouchable.

Thierry Brun  • 1 juillet 2015 abonné·es
Crédit impôt recherche : Une niche fiscale très bien gardée
© Photo : Rakusen/Cultura Creative/AFP

Événement rare, un rapport évaluant le crédit d’impôt recherche (CIR), la plus importante et la plus controversée des niches fiscales après le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), ne sera jamais publié officiellement. La droite et les socialistes ont enterré, le 9 juin, six mois de travail de la sénatrice communiste Brigitte Gonthier-Maurin, rapporteure de la commission d’enquête du Sénat sur « la réalité du détournement du crédit d’impôt recherche ». La sénatrice voulait simplement vérifier que les objectifs de cette dépense publique (près de 6 milliards d’euros) étaient atteints. Mal lui en a pris. « Il y avait une volonté de ne pas explorer la réelle efficacité de ce dispositif », raconte la sénatrice à Politis. Résultat : « La droite a voté contre  [la publication du rapport] et les socialistes, poussés par le gouvernement, n’ont pas apporté leurs voix. »

Brigitte Gonthier-Maurin décrit les pressions subies, « notamment de la part du président de la commission d’enquête », Francis Delattre (Les Républicains), « très hostile à l’idée d’auditionner des chercheurs et des organisations syndicales de l’enseignement supérieur et de la recherche ». Les socialistes ont, eux, prétexté que le rapport aurait été « contre-productif ». Pourtant, ce texte souhaite « non pas supprimer  [le CIR], comme cela a pu être écrit de façon fallacieuse, mais en proposer une sécurisation au regard des enjeux, des objectifs et du montant de la créance publique mobilisée », a protesté Brigitte Gonthier-Maurin dans une lettre adressée à Thierry Mandon, secrétaire d’État en charge de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Les 35 recommandations du rapport proposent en effet d’améliorer le contrôle et l’efficacité du dispositif fiscal.

Pour l’instant, seuls les communistes et EELV se sont élevés contre le rejet du rapport. Les écologistes estiment « parfaitement incompréhensible que les résultats de la commission d’enquête sénatoriale  […] soient purement et simplement bloqués ». Ils demandent sa publication « dans son intégralité, afin qu’un véritable débat ait enfin lieu sur le CIR ». Ce que veulent éviter l’Élysée et le gouvernement. En 2013, le ministre de l’Économie, Pierre Moscovici, s’était employé à rassurer les chefs d’entreprise venus l’écouter à l’université d’été du Medef, sur le mode : pas question de toucher au CIR. Les ministres de l’Économie et de la Recherche sont passés à l’acte et ont donné conjointement instruction à l’administration fiscale de ne pas prendre ce crédit d’impôt comme critère de déclenchement des contrôles.

Or, les vérifications concernant l’attribution du CIR ont toujours été effectuées dans le cadre plus général d’un contrôle fiscal, selon Brigitte Gonthier-Maurin. Elle ajoute : « Les entreprises et le gouvernement sont obsédés par le contrôle ! Pourtant, le taux de couverture du contrôle est de moins de 2 %. Le nombre de redressements est faible, environ 1 300 par an pour une somme avoisinant les 200 millions d’euros. » En janvier dernier, lors de ses vœux aux partenaires sociaux, François Hollande a assuré que « seront maintenues jusqu’à la fin du quinquennat toutes les mesures qui incitent à l’investissement ». En tête de la liste présidentielle, l’intouchable CIR.

Que cache donc le crédit d’impôt recherche ? « Il y a des phénomènes d’optimisation fiscale, avec de grands groupes qui touchent du CIR et qui, de ce fait, n’acquittent pas d’impôt sur les sociétés, avait indiqué la Cour des comptes en 2012, rappelle la sénatrice. On a aussi constaté qu’un grand groupe peut produire un brevet, choisir de l’immatriculer en France ou à l’étranger, et confier l’exploitation de la redevance à une entité située dans un paradis fiscal. » Un précédent rapport sénatorial sur l’évasion fiscale [^2], adopté en 2012, évoquait déjà un « détournement du CIR » après l’audition de Bernard Salvat, directeur national des enquêtes fiscales (DNEF). Le haut fonctionnaire explique que certaines entreprises « maximisent les déductions en fractionnant les dépenses par établissement ».

Sandrine Caristan, une responsable de laboratoire sur le site de Sanofi à Montpellier (lire son témoignage ci-contre), auditionnée par la commission d’enquête, estime par exemple qu’en « décuplant ses filiales, Sanofi utilise les aides publiques dans un but purement d’optimisation fiscale » .

Les PME ont multiplié leurs demandes, et près de 20 000 entreprises touchent le CIR. « On assiste à une explosion des petits bénéficiaires et de la dépense, même si, en volume, ce sont les grands groupes qui en bénéficient le plus », constate Brigitte Gonthier-Maurin.

Selon la sénatrice, les entreprises du CAC 40 « restructurent leur recherche en la confiant à des start-up qui peuvent bénéficier du CIR », au point que certaines « ferment des unités de recherche et s’appuient sur les laboratoires publics. Cela entraîne un effet de précarisation, car les labos publics ont des moyens limités ». Les travaux de la commission d’enquête ont également relevé que des entreprises financent avec ces subsides des projets non éligibles au CIR. Des projets de développement de logiciels sont en partie financés par ce crédit d’impôt ainsi que des activités bancaires telles que le développement du trading à haute fréquence. « Le secteur des services bancaires et la restauration sont très représentés parmi les bénéficiaires du CIR », remarque Brigitte Gonthier-Maurin, alors que la recherche publique « est confrontée à un sous-financement des laboratoires des organismes publics français de recherche » .

Le rapport a évalué à 9 milliards d’euros la dépense fiscale du CIR pour les années à venir. Il « constitue la seconde niche fiscale de l’impôt sur les sociétés », note le syndicat Solidaires Finances publiques dans un récent rapport [^3]. On peut y lire que le crédit d’impôt « est avant tout “vendu” comme une mesure fiscalement attractive » par le gouvernement et l’Agence française des investissements internationaux. « Le sentiment manifeste est que le CIR finance des recherches commerciales et peu scientifiques, ce qui l’éloigne de sa raison d’être », conclut le syndicat. Il a « un effet quasi nul sur l’emploi scientifique pour ce qui concerne les jeunes docteurs », ajoute la sénatrice, qui s’appuie sur « plusieurs témoignages anonymes de salariés expliquant comment leur travail a été requalifié pour entrer dans le dispositif du CIR ».

Surtout, le rapport de la commission d’enquête met en évidence un important bilan de l’effet du CIR sur la dépense intérieure de recherche-développement des entreprises (Dirde). Il est loin des objectifs fixés par les gouvernements. Serait-ce pour ses conclusions si accablantes que cette enquête sur une mesure sacralisée par le gouvernement a été ainsi étouffée ?

La recette du gâchis

Responsable de laboratoire chez Sanofi, Sandrine Caristan témoigne de l’inefficacité du CIR versé à la multinationale.

«Un bâtiment entièrement dédié à la recherche et au développement de petites molécules à visée pharmaceutique a été construit entre 2008 et 2012 sur le site de Montpellier. Il a nécessité un investissement de plus de 107 millions d’euros, soit l’équivalent du budget d’un Téléthon. Ce bâtiment ultramoderne n’a jamais ouvert alors que la direction prétendait que le site devait être le centre mondial, global, de développement de Sanofi.

Depuis 2008, Sanofi a procédé, rien qu’en France, à plus de 5 000 suppressions d’emplois hautement qualifiés. La recherche et les vaccins ont été largement touchés par deux plans de suppressions d’emplois (PSE) en moins de trois ans. Et ce pour plusieurs ­raisons : le plan d’économie de plus de 2 milliards d’euros mis en œuvre en 2009, puis la “falaise des ­brevets” [perte de brevets due au passage dans le domaine public de certaines molécules, avec l’arrivée des génériques, NDLR] et le manque de compétitivité, tous deux invoqués en 2012. En cinq ans, plus de 30 % du potentiel de recherche et de développement a été supprimé, compromettant l’efficacité et le devenir de l’entreprise.

Tout en enchaînant les PSE, Sanofi a bénéficié en 2013 de 11 millions d’euros au titre du crédit d’impôt compétitivité et emploi (CICE), et de 126 millions d’euros pour le crédit d’impôt recherche (CIR). Depuis 2008, ce dernier est passé de 70 millions à plus de 130 millions d’euros. Pourtant, qui peut croire que Sanofi va mal ? Durant cette période, l’entreprise a réalisé de confortables bénéfices, évalués entre 7 et 9 milliards d’euros par an, lesquels vont pour l’essentiel aux actionnaires. »

Ceux qui se goinfrent et les autres

Niche fiscale pour les gros, le crédit d’impôt recherche est très difficile à obtenir pour les PME.

C’est une PME du secteur de la chimie installée quelque part en France, et sa dirigeante nous enjoint de ne pas en dire plus. Après des mois de travail, son entreprise a décroché le fameux crédit d’impôt recherche, mais elle ne tient pas à en faire publicité. Non pas que les quelques dizaines de milliers d’euros aient été obtenus de manière litigieuse : les innovations de l’entreprise sont indéniables, elles ont été saluées par les experts, le dossier était « blindé ». Mais que de sueur ! Il a fallu mobiliser plusieurs salariés, étayer, documenter, vérifier… « Une vraie thèse !, s’exclame la dirigeante. Le CIR est très difficile à obtenir pour les petites boîtes aux moyens limités. »
Certes, mais pourquoi dissimuler ce signe de reconnaissance de la créativité de la PME ? Parce qu’il y a des « jalousies », des concurrents qui attaquent la légitimité du crédit – « ça s’est vu » –, ­l’administration qui peut revenir sur sa décision.

La responsable évoque un climat malsain, alimenté par le dévoiement d’un dispositif taillé pour les gros. « Et il y en a qui se goinfrent ! En installant une filière de recherche et développement en France, parfois une quasi-boîte postale, alors que la maison mère se délocalise au Luxembourg, à la fiscalité avantageuse, d’où elle siphonne les crédits d’impôt recherche. Jusqu’à 15 millions d’euros par filiale. Certaines entreprises créent même des postes dédiés au montage des dossiers, dont le financement sera assuré par les sommes décrochées. »

Alors que, pour cette PME, le crédit d’impôt n’a rien de la niche fiscale. Tout juste de quoi maintenir la tête hors de l’eau pour 2015 : avec l’embargo décrété sur certaines relations commerciales avec la Russie depuis le conflit ukrainien, elle a perdu un tiers de son chiffre d’affaires.

[^2]: Rapport de la commission d’enquête sénatoriale sur l’évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales, publié en 2012.

[^3]: « Crédit d’impôt recherche : du crédit d’impôt à la recherche… », rapport de Solidaires Finances publiques, avril 2015.

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