Migrants : « Une volonté de mise à l’écart »

La situation s’est considérablement dégradée pour les migrants de Calais. Huit sont morts en deux mois. Le centre Jules-Ferry, ouvert par les pouvoirs publics, est sous-dimensionné et ne respecte pas les normes humanitaires des Nations unies.

Ingrid Merckx  • 26 août 2015 abonné·es
Migrants : « Une volonté de mise à l’écart »
Isabelle Bruand est coordinatrice régionale de Médecins du monde pour le Nord-Pas-de-Calais.
© PHILIPPE HUGUEN/AFP

Opération humanitaire d’urgence à Calais. Le 30 juin, Médecins du monde, le Secours catholique Caritas France, le Secours islamique France et Solidarités International se sont associés pour proposer une nouvelle forme d’aide aux migrants de la « jungle », en marge du centre Jules-Ferry. Cette structure d’accueil de jour, ouverte en mars par les pouvoirs publics, a été immédiatement saturée. Et près de 3 000 exilés se sont installés dans l’ancienne décharge sauvage qui la jouxte, dans des conditions de vie déplorables : 30 robinets d’eau potable, 26 toilettes, alimentation insuffisante, accès aux soins inadapté. En outre, des réseaux de passeurs y sont soupçonnés de proxénétisme. Le 20 août, le ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, et son homologue britannique, Theresa May, ont annoncé la mise en place d’un « centre de commandement et de contrôle commun » à Calais. Soit un accord de coopération policière. Au même moment, la maire Les Républicains, Natacha Bouchart, a réclamé 50 millions d’euros pour le « préjudice subi par sa ville depuis une quinzaine d’années ».

Les conditions de vie dans le bidonville qui jouxte le centre Jules-Ferry sont-elles comparables à celles d’un camp de réfugiés ?

Isabelle Bruand : Non, elles sont très en deçà de celles qu’on peut trouver dans un camp de réfugiés, au Liban par exemple. La situation s’est dégradée ces derniers mois, où l’on a vu le nombre de migrants grimper à 3 000. Le centre Jules-Ferry avait été prévu pour 1 500 places, le centre d’hébergement pour les femmes compte 100 places : tout a été sous-dimensionné. La permanence à l’hôpital était devenue grandement insuffisante. En outre, Jules-Ferry se trouve à 8 km de l’hôpital, et la navette ne fait que deux allers-retours par jour. De nombreux migrants ont donc renoncé à se soigner. L’accroissement des besoins en termes de santé nécessitait l’ouverture d’une structure. Dans la clinique ouverte le 30 juin, il y a un ou deux médecins qui font entre 35 et 70 consultations par jour, sans discontinuer. Nous réorientons une partie des personnes vers l’hôpital pour les soins d’urgence et sommes obligés d’en refuser : nous tenons à ne pas proposer une médecine au rabais mais des consultations où les médecins prennent le temps, avec l’aide de traducteurs, d’expliquer les diagnostics et les traitements proposés à chacun.

Quelles sont les principales pathologies que vous rencontrez ?

Les migrants à Calais sont majoritairement des hommes jeunes et en bonne santé. Parmi les pathologies, nombreuses sont des traumatologies liées à des tentatives de passage vers l’Angleterre : fractures ou plaies. Nous renvoyons vers l’hôpital pour les plus importantes et les vaccinations contre le tétanos, par exemple. D’autres pathologies sont liées aux conditions de vie dans le bidonville : épidémie de gale, pathologies respiratoires. On a mis en place des activités du type baby-foot et dessin, pour tromper l’attente, certes, car la file est longue. Mais les dessins sont un bon biais pour aborder des questions de violences, de traumatismes… Une des plus grosses pathologies, c’est la souffrance psychologique. Nous proposons surtout de l’écoute. Nos équipes sont bénévoles et maraudent également dans le camp.

La clinique reçoit-elle des femmes et des enfants ?

Les femmes, qui représentent peut-être 10 % de la population du bidonville, commencent à s’y présenter à raison d’une vingtaine par semaine. Elles viennent pour des pathologies classiques mais aussi chercher une écoute. Concernant les enfants, nous voyons beaucoup de mineurs isolés, plutôt des adolescents, donc, que nous réorientons vers France Terre d’asile, qui propose un accueil spécialisé.

Qu’en est-il des demandes d’asile ?

Le nombre de demandeurs est en hausse. Mais nombre d’entre eux restent sans hébergement, alors que, normalement, ils devraient être logés en centre d’accueil de demandeurs d’asile (Cada) le temps de la procédure. Cela n’encourage pas les autres à déposer des demandes. En outre, les conditions de vie dans le bidonville ne permettent pas de se poser et de réfléchir à sa situation. Beaucoup de migrants tombent sous le coup du règlement de Dublin II et ne peuvent déposer une demande d’asile en France, sauf si celle-ci décide de passer outre, ce qu’elle ne fait jamais. Pour la majorité, le projet reste de passer en Angleterre.

Le centre Jules-Ferry procède-t-il d’une volonté de mise à l’écart ?

La localisation à l’extérieur de la ville et la concentration des personnes au même endroit procèdent en partie d’une volonté de mise à l’écart. Cette structure est, de surcroît, inadaptée. Avec une seule distribution de repas par jour, le centre est sous tension. Et il est fermé le soir. Du coup, les migrants se sont installés autour, sous des tentes et des bâches. Certes, l’accès à l’eau s’est un peu amélioré, le bidonville est éclairé par endroits, et il y a désormais deux axes pour ménager un accès aux secours. Mais le centre ne relève pas d’une logique humanitaire.

Que demandez-vous aujourd’hui ?

Nous réclamons des dispositifs du type « maisons de migrants », soit plusieurs petites structures d’accueil réparties en différents endroits du territoire littoral, permettant une prise en charge à la fois plus humaine et plus globale : hébergement, alimentation, accès aux soins et aux droits. On favoriserait ainsi les contacts et éviterait les tensions entre habitants et migrants. Les enfants seraient pris en charge. Si l’État s’obstine à conserver le dispositif Jules-Ferry, nous demandons qu’il respecte au moins les normes humanitaires fixées par les Nations unies.

À quel niveau les décisions sont-elles bloquées ?

Au niveau de la municipalité mais aussi des ministères de l’Intérieur et de la Santé. Personne ne semble décidé à trouver une solution améliorant les conditions de vie et d’accès aux soins des migrants. Le Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR) est averti mais ne veut pas intervenir car il estime que l’État français est en capacité de répondre à la situation. Il semble y avoir un début de prise de conscience au niveau européen : les politiques répressives n’empêchent pas les gens de partir de chez eux, ni de rester en France, ni de tenter de rejoindre l’Angleterre. Un accueil digne ne crée pas d’appel d’air, car ce ne sont pas les conditions d’accueil en France qui poussent les migrants à quitter leurs pays d’origine. Et la migration n’est pas un crime. Il serait temps qu’on s’interroge sur l’accueil que nous proposons.

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