L’ours blanc, animal multipolaire

Alors que le réchauffement accélère la fonte de la banquise arctique, la sauvegarde du plantigrade est soumise aux enjeux géopolitiques de la région.

Patrick Piro  • 16 septembre 2015 abonné·es
L’ours blanc, animal multipolaire
© **À suivre :** « Vivre avec l’ours polaire ? », colloque à l’Unesco, à Paris, les 25 et 26 septembre. Photo : Souders/Biosphoto/AFP

Fin août, le site euractiv.fr, une solide référence concernant les débats européens, publiait un article présentant l’ours blanc comme « victime du refroidissement des relations entre la Russie et l’UE ». Pour preuve, une mission russo-norvégienne visant à dénombrer la population de ces seigneurs des glaces en mer de Barents n’a pu exécuter qu’une partie de son programme. Au grand dam de toute l’équipe, Moscou a interdit aux scientifiques norvégiens l’accès à la terre Franz-Joseph, territoire clé pour l’observation du plantigrade dans cette région arctique. « La survie de l’ours polaire, plus encore que dans le cas d’autres grands prédateurs, est étroitement liée aux enjeux géopolitiques de son territoire, analyse Farid Benhammou, spécialiste de ce type d’approche. Et il suscite dans la presse beaucoup de non-dits et d’allusions. » Le chercheur trouverait de quoi conforter ses propos dans l’hypothèse avancée par l’article : s’il est plausible d’attribuer le refus de Moscou à une humeur politique, en quoi la Norvège, qui ne fait pas partie de l’Union européenne, pâtirait de la brouille qui oppose cette dernière à la Russie ? « L’ours polaire est instrumentalisé par les stratégies rivales des pays du cercle arctique », constate le géographe, coauteur d’un ouvrage qui vient de paraître sur ce sujet [^2].

L’Arctique est une priorité politique pour la Norvège, et la fonte de la banquise modifie son avenir, explique ainsi la journaliste norvégienne Vibeke Knoop Rachline [^3]. Le pays, qui voit s’ouvrir de nouvelles voies maritimes vers l’Asie, est aussi en compétition avec son voisin russe pour l’accès aux hydrocarbures de la mer de Barents. Ainsi que pour l’exploitation des ressources naturelles de l’archipel de Svalbard, qui, bien que sous administration norvégienne, doit rester en accès libre pour les autres pays en vertu d’un traité de 1925. En décembre 2014, les cinq pays de la zone arctique [^4] signaient un mémorandum actant leur co-responsabilité dans la protection de l’ours polaire, « qui joue, via la science, un rôle de catalyseur des relations internationales dans la région », constate le documentariste Rémy Marion. Combien de plantigrades en Arctique ? « À écouter certains États ou les ONG, la population serait en constante régression, discours médiatico-politique qui s’autoalimente et s’emballe », critique Rémy Marion, auteur avec Farid Benhammou de l’ouvrage évoqué précédemment et très bon connaisseur de l’ours polaire sur le terrain.

Le beau mammifère est devenu un emblème de la lutte climatique. Il est très directement menacé par le réchauffement, qui accentue, et plus vite que prévu, la fonte estivale de la banquise arctique, là où il chasse le phoque, sa nourriture principale. Début septembre, la diffusion de l’image d’un ours blanc famélique à Svalbard a soulevé une vague d’indignation sur Internet, alimentée par le contrepoint de la journaliste norvégienne aux propos de chercheurs affirmant que la population du mammifère se maintenait sur l’archipel : « Je n’ai pas de données scientifiques pour corroborer mes observations, mais j’ai des yeux pour voir et un cerveau pour dresser des conclusions. » Or, l’estimation des effectifs globaux n’a pas varié depuis vingt ans. La région polaire abriterait quelque 20 000 à 25 000 plantigrades. Et si certains foyers se dépeuplent, d’autres semblent en meilleure santé. « Quoi qu’il en soit, les informations sont datées et nous manquons d’études, ce qui laisse place à toutes sortes de discours manipulateurs », regrette Rémy Marion. À ce jour, l’ours polaire est classé dans l’annexe II de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction, c’est-à-dire qu’il est considéré comme une espèce protégée dont la chasse et le commerce sont contrôlés. Or, depuis quelques années, les États-Unis et la Russie se retrouvent main dans la main pour réclamer un passage en annexe I, soit une protection intégrale stricte. « Les plus pro-nature des ONG applaudissent des deux mains, sans percevoir qu’elles font le jeu de manœuvres géopolitiques », met en garde Farid Benhammou. Ainsi la récente attention de Barack Obama pour le sort de l’ours répond-elle à des considérations de politique intérieure. « Il a besoin de se mettre en avant dans la lutte climatique à mesure qu’approche le sommet de Paris, indique le géographe. Et puis il s’agit surtout, avec Moscou, de contrer les ambitions territoriales d’Ottawa. »

Car le Canada s’oppose à l’interdiction de la chasse à l’ours, pour des raisons stratégiques. Il s’évertue, depuis plusieurs décennies, à affirmer sa souveraineté sur l’important groupe d’îles polaires traversé par le fameux passage du Nord-Est, raccourci maritime que les États-Unis verraient bien sous statut international. En 1953, le Canada a organisé la déportation de plusieurs dizaines d’Inuits dans ces terres hostiles, colonies jouant le rôle de bornes humaines. Pour garantir leur survie, les habitants sont devenus chasseurs d’ours, puis guides pour de riches gâchettes en quête de trophées. Une pression très encadrée, défend Ottawa, qui se bat pour empêcher le classement en annexe I, qui aurait des conséquences graves sur les relations avec les Inuits. Des ONG comme Greenpeace et le WWF s’accommodent d’ailleurs du maintien des pratiques autochtones (quelque 400 bêtes tuées par an), jugeant une interdiction totale contre-productive car elle attiserait un braconnage difficile à endiguer. Et puis, souligne Rémy Marion, « le risque principal semble bien être la pollution (pesticides, émanations industrielles, etc.), dont les plus importants émetteurs sont les pays qui militent pour la protection intégrale de l’animal ! ». Cet automne, les États de l’Arctique ont prévu d’entériner une ligne de conduite conjointe concernant l’ours polaire. Un signe positif, mais on doute que ces dernières menaces y soient mentionnées.

[^2]: Géopolitique de l’ours polaire, Farid Benhammou et Rémy Marion, éd. Hesse.

[^3]: Arctique, climat et enjeux stratégiques, éd. des Ateliers Henry Dougier.

[^4]: Canada, Danemark (Groenland), États-Unis, Norvège, Russie.

Écologie
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