2005-2015 : Qu’est devenue la génération « racaille » ?

2005-2015. Depuis dix ans, malgré les représentations négatives, les jeunes de banlieue ont pris leur destin en main. Rencontres.

Erwan Manac'h  • 21 octobre 2015 abonné·es
2005-2015 : Qu’est devenue la génération « racaille » ?

Il y a dix ans, la France connaissait une bouffée de violence sans précédent. Trois semaines d’émeutes dans 498 quartiers populaires et devant les médias du monde entier entraînent la destruction de centaines de bâtiments publics, provoquent indirectement la mort de quatre personnes et déclenchent une réponse judiciaire elle aussi inédite : couvre-feu dans plusieurs villes, état d’urgence et 1 011 incarcérations. Comme maintes fois déjà par le passé, le brasier jaillit d’un drame mettant en cause les forces de l’ordre. Le 27 octobre 2005, deux adolescents de 15 et 17 ans meurent électrocutés à Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) en tentant d’échapper à la police, alors qu’ils n’avaient rien à se reprocher. Mais la colère, cette fois, dépasse le cadre d’un quartier en deuil. D’autres émeutes ont d’ailleurs éclaté pour des raisons similaires début avril 2005 à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), le 16 octobre à Vaulx-en-Velin, en banlieue lyonnaise, ou encore le 27 octobre, soir de la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, dans le quartier lyonnais de La Duchère.

Nicolas Sarkozy, alors premier flic de France depuis trois ans, a mis les quartiers sous tension avec un discours offensif (et offensant) et impose aux forces de l’ordre une politique du chiffre et une présence provocatrice dans les quartiers. Le 25 octobre, deux jours avant la mort des deux adolescents, il promet de débarrasser Argenteuil de ses « racailles ». Une décennie plus tard, comment a grandi cette jeunesse actrice et première spectatrice des « émeutes de 2005 » ? Les histoires personnelles de ces jeunes, qui focalisent encore aujourd’hui les regards méfiants, détonnent par rapport à un bilan social général qui, lui, est inquiétant. Le chômage est plus préoccupant que jamais dans les quartiers populaires, mais « rares sont ceux qui stagnent », répondent à l’unisson les six jeunes que nous avons rencontrés. S’il est d’ailleurs particulièrement difficile de faire témoigner les anciens émeutiers, c’est parce qu’ils ont tourné une page qu’ils ne souhaitent pas rouvrir. « Rangés », « posés », à la faveur du « tournant » qui s’opère, d’après les sociologues, les juges et les éducateurs.

Seule une minorité aspire à une « carrière » délinquante ou pose encore des problèmes d’incivilité après quelques années. Tous – étudiants, salariés, jeunes créateurs d’entreprise ou « galériens » – ont en revanche fait l’expérience d’un regard de travers ou d’une porte qui se ferme, les ramenant à cette identité fantasmée de « jeune de banlieue ». Ils nous racontent leurs stratagèmes pour avancer dans cette « course d’obstacles » et se tenir loin du repli sur soi et des haines identitaires.

« C’est en arrivant à la fac que j’ai commencé à comprendre »

Illustration - 2005-2015 : Qu’est devenue la génération « racaille » ?

Naoufel avait 15 ans en 2005. Les émeutes, il les a vécues avec « tristesse », mais comprend les raisons de la colère : « On se reconnaît tous dans cette histoire parce qu’on est des Noirs et des Arabes. On a connu les mêmes galères, la même intolérance. » Les émeutes propulsent sa ville sous le feu des projecteurs. « Une petite ville où il ne se passe rien, devenue un symbole et un laboratoire. » Sans avoir jamais été candidat à rien, il a toujours été « le support » de la politique de la Ville : une classe expérimentale au lycée en 2006, les prépa de Science Po, des cours de soutien, etc. « J’étais un cobaye pour beaucoup de dispositifs », s’amuse-t-il. C’est en arrivant à la fac, un bac économique et social en poche, que Naoufel mesure les écarts de niveaux de vie et le poids du « regard extérieur ».

« J’ai commencé à côtoyer des jeunes de tous les milieux et je me sentais offensé quand certains me parlaient de la banlieue. Ils pensaient qu’on était tous des brûleurs de voiture, des dealers ou des casseurs. Je devais monter au créneau. » Convaincu jusqu’alors que l’échec scolaire était dû à un manque de travail, il prend désormais en considération le poids des difficultés sociales et s’engage avec l’association ACLefeu à Clichy-sous-Bois. « Quand je suis de l’autre côté, je pourrais enlever mon étiquette de “jeune de banlieue”, mais c’est important pour moi de faire comprendre à mes camarades que je suis de la banlieue et que je ne brûle pas de voitures… Et qu’il faut qu’ils arrêtent de regarder TF1 et “Enquête exclusive” ! »

Après une licence de science politique et d’aménagement du territoire, Naoufel est en master de géographie urbaine et aspire à un poste de contractuel comme prof d’histoire. C’est là qu’il se sentirait le plus utile, pour « parler avec les jeunes et leur expliquer qu’ils sont français et que ça reste une chance pour eux ». Il s’est aussi juré de ne pas quitter la banlieue. De toute façon, « j’aurai beau avoir des diplômes, je sais que je vais galérer à trouver un boulot. Mon nom de famille, c’est Mohamed et, tant qu’il sera inscrit sur mon CV, la réponse sera “au revoir” ».

« Ceux qui font tout pour s’en sortir sont bien plus nombreux »

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Ychem Sallouh était déjà animateur en 2005, à 25 ans, et responsable du secteur adolescents dans un centre social de Vaulx-en-Velin, la ville qui l’a vu grandir et a connu plus d’un épisode de violence urbaine. Le souci de transmettre et d’éduquer les petits de son quartier, il l’a en lui de façon innée : « Lorsque j’étais éducateur, je n’avais pas l’impression de travailler. C’était ma famille ».

Les flammes réveillent chez Ychem une tristesse, celle de voir ses efforts sapés par « trois ou quatre voitures brûlées ». « On s’est déchirés pour ne plus être regardés de travers ! Des voyous, il y en a peut-être 20 ou 30. Les mecs qui font tout pour s’en sortir sont 4 ou 5 fois plus nombreux », soupire-t-il. Il est embauché en 2007 comme chargé de développement pour la ville de Vaulx-en-Velin, pour rafraîchir une équipe dominée par les « technocrates ». « Il fallait faire intervenir des gens qui connaissaient bien les jeunes, raconte-t-il. Je ne me serais pas permis, par exemple, de venir en costume à une réunion avec des habitants ».

Parmi les jeunes de sa génération, il compte de belles réussites et certaines connaissances qui ont « fait des grosses conneries ». Mais, il tient à le dire franchement, « on a tous galéré ! » : « C’est comme si on courait tous un 100 mètres, sauf que nous, nous avons des haies sur notre route. »

Il perçoit encore aujourd’hui, à 35 ans, la peur dans le regard des autres, avec certes moins de force que lorsqu’il était ado, juste après les émeutes de 1990 dans sa ville. « On arrive à déceler les mauvais regards, on a un petit sixième sens, raconte-t-il. Ça me fout la haine, mais je comprends les gens. Quand tu regardes la télé, tu ne peux qu’avoir peur. » Il travaille donc avec les plus jeunes sur le paraître, pour briser la spirale infernale. « Tu existes dans le regard de l’autre. Alors, si l’autre te voit comme un sauvage, tu voudras agir comme un sauvage. »

« Suis-je toujours un mec de cité ? »

En 2005, Eliott a 14 ans et connaît un parcours de réussite scolaire certain, dans un collège de Seine-Saint-Denis. Il entame parallèlement une carrière de petit délinquant qui lui assure des revenus ponctuels, l’estime de ses pairs et une protection de la part des délinquants plus grands auxquels il rend de menus services.

La mort de Zyed et Bouna comme épilogue de l’interpellation policière ne fait que prolonger la multitude de moments d’angoisse et d’humiliation qui, pour lui, sont autant de petites morts sociales personnelles. « Dernièrement, j’ai retrouvé des textes de rap que j’écrivais en classe, se souvient-il. C’étaient des textes à la noix. À l’époque, dans mes paroles, j’étais vraiment haineux, j’avais un problème avec le ­système. Quand je les lis maintenant, je me dis : “Mais comment ça a fait pour sortir de mon esprit, ce truc-là ?” »

Brûler et caillasser est une façon de capter l’attention en se distinguant. Ce désir d’être vu et reconnu a ensuite été exacerbé par la prise de conscience de l’extraordinaire possibilité que les émeutiers avaient de définir l’agenda médiatique du moment. « La première fois qu’on essaie de brûler une voiture, on envoie deux mecs pour aller chercher de l’essence. Ils ont vu que le diesel était moins cher, donc forcément ils achètent du diesel. Mais ça ne brûle pas ! On a vidé la bouteille, et puis que dalle. On s’est repliés sur un local à poubelles. Les grands connaissaient mieux. Mais nous, on apprenait. »

Elliott a abandonné l’école en cours de terminale et travaille aujourd’hui dans une société de sous-traitance de propreté et de nettoyage. En tant que cadre gérant les paies et les contrats d’employés de service et de ménage qui pourraient « être les parents de [s]es potes », il est parfois amené à exécuter le « sale boulot » qui consiste à « arnaquer les gens sur leurs indemnités de licenciement » parce qu’ils savent « à peine lire » et ne connaissent pas bien leurs droits. Il hésite entre deux attitudes : celle du paria qui a intégré le système pour mieux le renverser ou celle de l’égoïste profiteur qui aurait oublié d’où il vient. « Et, à l’époque, [les émeutes] c’était pour se faire entendre en vrai, c’était pour dire que chez nous c’est la merde. Que chez nous 80 % des gens vivent en-dessous du seuil de pauvreté. […]

Avec la mentalité que j’ai aujourd’hui, je n’irais pas brûler des voitures. Limite, j’en aurais rien à foutre. […] Et plus on entre dans le système, plus je m’y perds ! Parfois, je me pose la question de qui je suis vraiment : est-ce que je suis toujours un mec de cité ? Est-ce que je suis toujours un musulman ? Est-ce que j’ai toujours ma personne ? Ou est-ce que je ne suis simplement plus qu’un professionnel ? »

Témoignage extrait de l’étude de Fabien Truong Retour sur les raisons de la colère, La mort, les « conneries » et la haine, dix ans après , Agora, débats/jeunesses n° 70.

« J’ai dû prendre mon courage de moi-même »

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Moustafa Ticho a pris son envol très tôt. Quatrième enfant d’une famille de cinq, élevé par sa mère seule, employée de ménage à temps partiel, il grandit à Clichy-sous-Bois avec un talent certain pour les affaires. « J’ai très tôt eu l’ambition de satisfaire les besoins de la maison. J’étais terrifié de voir notre frigo vide et ma mère qui devait faire très attention lorsqu’on faisait les courses », se souvient le jeune homme, connu dès le collège comme vendeur de barres chocolatées à la récréation. Il se fait un nom, « Ticho », à 14 ans, en déambulant dans les allées du marché pour vendre du « thé chaud » à la criée. Puis il investit sa tchatche dans la « Brigade anti-faim », qui livre des sandwichs au pied des immeubles de banlieue d’Île-de-France toute la nuit.

Lorsque Zyed Benna et Bouna Traoré meurent électrocutés dans un transformateur EDF, Ticho tient déjà, à 22 ans, son petit commerce, un CAP de vente en poche. Son sentiment d’alors est mêlé de peine et de colère. « Je n’avais pas la rage parce que j’avais des outils pour m’en sortir par moi-même, mais je comprenais ceux qui l’avaient. Nous en avions marre d’être montrés du doigt », soupire-t-il.

Ticho possède une mémoire d’éléphant et un don pour les langues (il en parle neuf), et se moque des regards de travers et du communautarisme « qui grandit de chaque côté ». Mais il n’a pu éviter tous les obstacles. « Nous n’étions pas entourés, regrette-t-il aujourd’hui. J’ai dû prendre mon courage de moi-même. » Autodidacte en affaires, il a connu des redressements fiscaux et appris, par un stage en prison, qu’un bon contrat vaut mieux qu’un arrangement « à l’amiable » qui tourne en règlement de comptes. Quatre mois purgés à la prison d’Évreux pour des violences lui ont aussi fait ­réaliser la surreprésentation, derrière les barreaux, de ceux qui lui achetaient des sandwichs. « À croire qu’on a créé les prisons pour les personnes de banlieue. » Il sort en 2012 avec 27 000 euros de dette et 70 euros en poche, « mais content d’avoir payé, car j’avais commis une injustice ». « Ses richesses », la famille, les proches, et son expérience lui ont permis de redémarrer à zéro.

Ticho vit toujours à Clichy-sous-Bois, s’engage avec ACLefeu et fait valoir son droit de vote même s’il ne se sent ni de gauche ni de droite. Voilà 17 ans aujourd’hui qu’il laboure le terrain tous les jours pour vendre ses sandwichs, à tel point qu’il connaît comme personne les jeunes qui tiennent les murs. Avec les années, les visages changent, raconte-t-il. Rares sont ceux qui stagnent. « Mais les jeunes aujourd’hui sont plus pervers qu’il y a dix ans, avec Facebook, Internet… Le virtuel domine tout, il n’y a plus d’humain. » Dix ans après les émeutes, « la page est tournée », juge-t-il. « Les gens aujourd’hui ont peur de la justice. Quand il y a un problème, c’est chacun pour soi. Les gens sont fatigués. »

« Avec une veste, les regards changent »

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Deniz a grandi à Bobigny dans une famille kurde et se rendait souvent à Clichy-sous-Bois pour voir son cousin. Il a 14 ans, en 2005, lorsque sa ville s’embrase. « C’était comme si j’avais perdu un ami, parce que ça aurait pu être nous. Les contrôles au faciès, on connaissait par cœur. On avait tout le temps peur de finir en garde à vue. » Deniz a vécu trois interpellations sans raison à Bobigny et se souvient d’avoir vu dès la ­primaire les grands subir le même sort : « C’était déjà pesant, même si on ne réfléchissait pas plus que ça. »

Pendant ces trois semaines de l’automne 2005, l’adolescent « ne sait pas trop s’il faut cramer ou pas », car l’ambiance générale est suffocante. « Sarkozy, avec sa violence, a contribué à empirer une situation déjà problématique. Nous ressentions une immense colère, qui était contenue chez nous par les plus grands. »

Dans les études, Deniz a touché tôt le plafond de verre : « On est constamment poussé vers la sortie. Et cela, dès le CM2. » Lui-même doit son arrivée à la fac au hasard du logiciel qui décide des orientations après la terminale et lui refuse le BTS banque. « Je m’étais toujours juré que je ne finirais jamais à l’université. C’était un truc ringard, je me disais “ça craint, moi je viens de banlieue”. Je voulais devenir éboueur », se souvient-il, avec aujourd’hui un bac pro comptabilité en poche et l’envie de devenir conseiller d’insertion.

Son étiquette de banlieusard, le jeune homme la maquille pour se rendre à Paris, grâce à un dress-code passe-partout. « Même quand je n’ai pas de rendez-vous, je m’habille bien pour éviter les regards. Je ne me force pas, mais ça me questionne quand même. Le regard des gens est tellement différent lorsque tu portes une veste. »

Deniz intègre l’Unef après avoir profité d’un coup de main dans « la galère de l’inscription » et rejoint le PCF en 2012 à Bobigny. Il officie depuis quelques semaines comme salarié à la communication du parti pour la campagne en Île-de-France. Quant à ses amis d’enfance, « la plupart ont aujourd’hui un travail fixe et essayent de s’en sortir, d’obtenir une formation. Ce n’est facile pour personne, mais tout le monde cravache ».

« Je m’adapte aux autres »

Derrière le comptoir de son camion-snack, Yanis [^2] distribue sa bienveillance et ses sandwichs à une clientèle d’amis. À 24 ans, il a monté une affaire modeste dans son quartier de Vaulx-en-Velin (Rhône), qui lui permet d’espérer un avenir à l’abri.

Le jeune homme s’est aussi doté d’une « sagesse » qui lui dicte de « faire abstraction » des frustrations. Plus jeune, il était plutôt du genre à « refuser de courbetter et de faire la chèvre » et à ne s’accommoder d’aucun regard de travers. Quitte à envoyer bouler son bac pro, où il se sentait jugé. Aiguillé vers une formation en électro­technique par la mission locale, il bute contre son encadrement. « Je me suis senti très mal. Ces gens-là ne font rien pour toi ! »

Une troisième chance conduira Yanis à la fac, grâce au « groupement jeunes créateurs », qui dispense à des personnes sans diplôme une formation universitaire pour créer leur activité. « J’étais bon élève, je suivais les cours », se souvient-il. Il abandonne pourtant à deux doigts du diplôme, après une mauvaise plaisanterie qui lui fait l’effet d’une trahison. « Il y avait une embrouille dans notre classe, qu’on a tenté de régler. Lorsque j’ai proposé à l’éducatrice de lui payer son café, elle m’a rétorqué : “Tu veux nous acheter ?” Ça m’a vexé parce que ça en disait long. Et je n’avais pas la même sagesse qu’aujourd’hui. »

Ces aléas sont sans importance puisque son projet de snack est déjà prêt et que sa clientèle, au sein du quartier, n’est pas à conquérir. Il regarde aujourd’hui la vie avec philosophie, ponctue ses phrases de formules de politesse en arabe et appelle à ne pas se laisser dominer par le poids des différences. « Évidemment qu’on a des regards, tous les jours, mais il faut s’adapter aux autres. Si j’ai un rendez-vous, je m’habille bien. C’est normal », raconte celui qui se démène pour « donner une bonne image de Vaulx ».

[^1]: Le prénom a été modifié.

Société
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