Nouveaux programmes d’histoire : « Une vision européo-centrée »

Dans la France post- Charlie, les nouveaux programmes d’histoire célèbrent le roman national plutôt que l’ouverture aux civilisations non occidentales. Un recul.

Ingrid Merckx  • 7 octobre 2015 abonné·es
Nouveaux programmes d’histoire : « Une vision européo-centrée »
© **Laurence de Cock** Professeure d’histoire-géographie, membre du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH). Photo : NASCIMBENI/AFP

Les nouveaux programmes d’histoire présentés en avril proposaient une ouverture sur le monde inédite. Mais, dans la France post- Charlie, les réactionnaires n’y ont vu que la place faite à l’islam au détriment des Lumières et la « repentance » de la France. Cette première mouture est devenue une affaire d’État, et le Conseil supérieur des programmes a fait machine arrière. Publiés le 18 septembre, les programmes définitifs pour la rentrée 2016 se révèlent européo-centrés et surchargés. Les explications de Laurence de Cock, cofondatrice d’Aggiornamento histoire-géo, collectif de réflexion et de propositions sur l’enseignement de cette matière.

En quoi, selon vous, les nouveaux programmes d’histoire marquent-ils un recul ?

Laurence de Cock : L’enseignement de l’histoire a toujours eu des finalités identitaires. Dans le programme de 1985 de Jean-Pierre Chevènement, qui incarne une gauche souverainiste centrée sur l’orgueil national, les préambules insistaient sur la notion d’identité nationale. Les nouveaux programmes, dans leur version d’avril dernier, avaient l’avantage d’être souples et légers, et de laisser une liberté d’interprétation. C’était inédit. On s’est dit que, pour la première fois, les enseignants allaient pouvoir faire vraiment de l’histoire, c’est-à-dire se défaire de la charge qui pèse sur cette discipline depuis la IIIe République en lui intimant de maintenir un ordre et de former de parfaits républicains. L’apparition de grands thèmes obligatoires et non obligatoires était séduisante : chaque enseignant aurait eu la liberté de s’emparer des thèmes à sa guise. Mais le Conseil supérieur des programmes (CSP) a fait volte-face.

Quelle identité nationale ces programmes construisent-ils ?

Les programmes actuels précisent : « L’histoire nationale ne constitue plus un passage obligé pour l’ouverture sur l’histoire de l’Europe et du monde. » Rédigés en 2006 et publiés en 2008, ils partaient du principe qu’il fallait s’ouvrir à l’altérité et assumer les questions sensibles : ce furent les premiers à parler non seulement de la colonisation, mais aussi de la vie dans les colonies et de la vie des esclaves. Au contraire, les préambules de 2015 indiquent que l’histoire de France servira de « fil directeur » pour aborder l’histoire de l’Europe et du monde. C’est une vision européo-centrée. On parlera encore de traite et d’esclavage dans le secondaire, mais pour expliquer comment cela a permis aux bourgeoisies européennes de s’enrichir. En outre, jusqu’en 6e, les élèves n’apprendront que l’histoire de notre pays. Et ce recul ne pénalise pas que les enfants issus de l’immigration : l’horizon des enfants d’aujourd’hui, c’est le monde. Connaître l’histoire de l’Afrique, de la Chine, de l’Inde, c’est un enrichissement pour tous, quelles que soient ses origines.

Qu’est-ce que cela révèle du débat identitaire dans la France post- Charlie  ?

Le débat déjà ancien sur l’histoire nationale a pris une dimension très violente. Au lendemain des attentats, les débats ont tourné autour de la laïcité et de l’intégration, mais avec des propos xénophobes, voire racistes. Les programmes d’avril préféraient, c’est vrai, mettre en avant la traite et l’esclavage plutôt que les Lumières : le premier thème était obligatoire, les enseignants pouvaient approfondir le second sans y être obligés. Ce choix a servi de détonateur aux angoissés de la République. Des Pierre Nora, Alain Finkielkraut, Pascal Bruckner et Jacques Julliard se sont saisis de l’affaire et ont confisqué le débat aux enseignants. Ils se sont focalisés sur deux thèmes : « Islam versus Lumières » et « repentance ». Le fonds de commerce des polémistes médiatiques…

Qui sont ces « angoissés de la République », que vous situez sur une ligne allant du Figaro à Marianne  ?

C’est une galaxie disparate et transpartidaire. Au cœur du débat : le rapport à la République et à la nation. Persiste l’idée que l’enseignement de l’histoire doit favoriser l’intégration. Dans les années 1970, les descendants des anciens membres des colonies interrogent : « Comment la République peut-elle assumer son projet d’intégration avec des enfants dont l’héritage montre ses failles ? » Certains veulent enseigner un programme très national. Comme Jean-Pierre Chevènement, qui défend l’idéal républicain de l’hospitalité et considère qu’en apprenant à aimer une France universelle ces enfants vont s’y intégrer. Il faut penser cette tendance comme généreuse. Au même moment, d’autres disent : si ces enfants sont ici, c’est aussi parce que leurs liens avec cette histoire ne sont pas tout à fait les mêmes, qu’ils ont envie d’y apporter une autre touche et de s’y retrouver. Autre forme de générosité : il faut introduire dans l’enseignement l’histoire d’autres pays, des migrations, des conflits avec la France… Les premiers regroupent les tenants du roman national, qui refusent toute concession sur la nation, quitte à maintenir une légende dorée, et d’autres, plus modérés, qui veulent préserver une image positive de la France. C’est cette tendance qui a été retenue par le CSP.

Comment ont-ils pu peser sur le CSP ?

Lorsque Vincent Peillon a fondé le CSP, il a décrété son indépendance. En fait, cette institution a toujours eu des liens étroits avec le ministère. Par ailleurs, le CSP compte des parlementaires LR, PS et une écologiste. Donc des gens a priori peu enclins à s’entendre. Tout cela n’a commencé à poser problème que lorsque le député LR Jacques Grosperrin a démissionné du CSP, mi-mai, en critiquant les programmes d’histoire. Soit au moment où l’UMP devenait Les Républicains. Il a allumé le feu. Les intellectuels qui recyclent la même rengaine sur la crise identitaire, la France qui s’écroule, les immigrés qui s’intègrent mal, etc. ont embrayé. Leur discours a rencontré la réforme du collège, qui est une sorte de révolution pédagogique. Or, la pédagogie est un mot que ces gens-là détestent. C’est d’ailleurs un point de convergence entre Marianne et le Figaro. Les programmes d’histoire ont été pris comme symptôme du meurtre contre l’école et du meurtre contre la France dans une France post- Charlie. Ils sont devenus une affaire d’État. Pour répondre aux accusations et prouver son patriotisme, le gouvernement a fait pression sur le CSP, qui a perdu son indépendance.

Faire une place aux mémoires brisées et alléger les programmes : deux enjeux manqués ?

Courageux mais ardus, les programmes d’avril auraient nécessité une formation importante. Mais c’était l’occasion d’innover dans la construction du cours en y intégrant l’histoire des élèves. Les nouveaux programmes, réécrits pour alléger les actuels, sont en réalité plus lourds ! Et les commentaires qui les accompagnent, incompréhensibles, ne s’adressent qu’aux polémistes grincheux. On ne peut espérer que des aménagements, à présent. Mais les programmes, ça ne fait pas des cours. Prochain chantier : trouver comment les subvertir.

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