Travail et revenu sont indissociables

Seul le travail socialement validé est créateur de valeur.

Jean-Marie Harribey  • 7 octobre 2015 abonné·es

Le revenu d’existence (ou inconditionnel) est considéré par certains comme une solution au chômage et à la pauvreté. Des expériences sont annoncées en Finlande, aux Pays-Bas, en France et peut-être en Suisse. Les modalités envisagées et les justifications sont très diverses. Malheureusement, les questions de fond sont le plus souvent évitées. La plupart des partisans de ce revenu se placent peu ou prou dans l’hypothèse de la fin du travail et du plein-emploi, voire du refus du travail, car celui-ci ne serait pas un facteur d’intégration dans la société. Premier écueil : le travail est fondamentalement ambivalent, aliénant sous sa forme salariée car installé dans un rapport de subordination, mais porteur de reconnaissance sociale. De plus, le chômage n’est pas une fatalité mais le résultat d’un capitalisme très violent et inégalitaire qui a capté de plus en plus de valeur au détriment du travail.

La revendication d’inconditionnalité part de la préoccupation légitime que tout individu puisse vivre dignement. Et ses théoriciens disent que chacun pourrait se livrer à des activités libres et autonomes, qui seraient autant de richesses supplémentaires, sans avoir à subir l’emploi salarié. Deuxième écueil : toute activité doit être validée socialement pour qu’elle puisse être source de nouvelle valeur monétaire, et non pas simplement de valeur d’usage individuelle, car la monnaie est une institution sociale et ne découle pas d’un acte personnel. Autrement dit, on ne peut confondre les activités privées et les activités validées collectivement, soit par le marché, soit par l’État, les collectivités locales ou les associations. L’activité d’un individu sans regard des autres n’a aucun sens économique et social. L’inconditionnalité souffre donc d’un contresens : un droit peut être inconditionnel, mais ce n’est pas ce droit qui engendre la valeur monétaire qui serait distribuée. On retrouve ici la faille de toutes les pseudo-théories économiques qui n’ont jamais accepté ni compris que seul le travail socialement validé était créateur de valeur, et qui glosent sur le miracle monétaire de la finance ou de la nature.

Les transformations du capitalisme actuel, où les connaissances jouent un rôle décisif dans le processus de production, n’invalident pas le lien indéfectible entre travail, valeur, validation sociale et revenu, au contraire [^2]. Mais elles rendent indispensable une forte réduction générale du temps de travail et des inégalités – d’autant plus dans une perspective écologiste –, de telle sorte que tous les individus puissent s’insérer dans toutes les sphères de la société, y compris celle où s’accomplit le travail collectif. L’enjeu est crucial, car les libéraux intelligents ont compris le parti que le patronat tirerait d’un revenu inconditionnel donné par la collectivité, le dispensant ainsi de verser des salaires décents. Face à cela, il convient de penser la transition : tant que le chômage n’a pas été éliminé, des revenus de transferts élevés doivent assurer la continuité du revenu, mais il faut cesser de croire en la génération spontanée de valeur qui naîtrait d’une inconditionnalité, véritable oxymore dans une société, car nous ne sommes pas des individus isolés, n’en déplaise à Mme Thatcher.

[^2]: Voir la Richesse, la valeur et l’inestimable (LLL, 2013) et le débat que j’ai eu avec Carlo Vercellone, dans l’Économie politique n° 67, juillet 2015. Voir aussi dans ce même numéro l’article de Denis Clerc critiquant les dangers du projet libéral « Liber ».

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