Crise des réfugiés : Les héros anonymes de Lesbos

GRÈCE. En 2015, plus de 810 000 réfugiés sont arrivés dans le pays, venant de Syrie, d’Afghanistan ou d’Irak. Chaque jour, des pêcheurs et des militants portent secours aux naufragés. Reportage de Gwenaëlle Lenoir.

Gwenaëlle Lenoir  • 6 janvier 2016 abonné·es
Crise des réfugiés : Les héros anonymes de Lesbos

Le jour a viré au gris en cette fin d’après-midi automnale. Une petite foule, prévenue par radio, s’assemble sur le port, jumelles en main, souffle en suspens. Un point grossit sur l’eau, c’est bien le bateau de Pharos le pêcheur. La minuscule embarcation avance lentement vers le port. Elle traîne derrière elle un canot gonflable bien plus lourd qu’elle, qui apparaît et disparaît entre les vagues. Le dinghy en panne de moteur surnage à peine, chargé de dizaines de personnes engoncées dans des gilets de sauvetage gris, rouges et orange. Les visages des réfugiés deviennent visibles, ils sont trempés, terrifiés et soulagés à la fois.

Quand Pharos entre enfin dans le petit port, le moteur hoquetant, des cris de joie s’élèvent au-dessus des eaux. A peine l’esquif à quai, des dizaines de mains se tendent pour en sortir des enfants, des vieillards, des hommes et des femmes. L’une d’elle est au bord de l’évanouissement, elle est transportée à l’hôpital de campagne sur un brancard improvisé.

Pharos, lui, amarre son bateau, quelques jeunes réfugiés le remercient dans un anglais chaleureux et approximatif. Le pêcheur rentre chez lui un sac d’un kilo de calamars au bout du bras, se change et va prendre une boisson chaude dans son café préféré sur le port. « Encore une journée de pêche de perdue » , maugrée-t-il, mais ses yeux sourient dans son visage tout ridé à la Fernandel. Sa femme Elena ajoute : « A chaque fois, il râle, parce qu’il ne peut plus poser ses filets de peur que les moteurs des dinghys ne se prennent dedans, parce que remorquer un bateau fait bondir sa consommation d’essence, mais il se déroute toujours quand il voit un bateau de réfugiés en difficulté. »

La mémoire vivante de Skala Sikaminias

Depuis ce printemps et les arrivées massives de canots , Pharos en a remorqué une quarantaine. Contre une trentaine ces vingt dernières années. Car la traversée du détroit avec la Turquie est déjà une vieille histoire. « La première fois qu’un bateau s’est échoué près de chez nous, c’était il y a 22 ans, des Irakiens , se souvient Elena. Tout le village s’est précipité pour leur offrir des vêtements, de la nourriture, un hébergement. Aujourd’hui, c’est un peu différent. Certains habitants se sentent débordés. Ils ont peur des musulmans. » Ils ne sont que trois autres pêcheurs, sur les vingt que compte le port de Skala Sikaminias, à agir comme Pharos. Le village est divisé, une majorité soutient les réfugiés mais une minorité les accuse de faire fuir les touristes, de polluer les rives avec les gilets de sauvetage, les canots abandonnés et les effets dont ils délestent leurs sacs trop lourds en grimpant la pente sinueuse qui rejoint la route principale. Pharos et Elena, eux, songent à leur petite fille à chaque fois qu’ils voient des parents qui ont risqué leur vie et celle de leurs enfants pour mettre le pied sur le sol européen.

Le pêcheur de 62 ans n’a pas non plus oublié son histoire familiale, qui rejoint celle de presque tous les habitants de Skala Sikaminias, ces Grecs chassés de Turquie en 1922 lors de la vaste épuration ethnique qui a touché les deux rives de le mer Egée. « Ils sont arrivés par la mer , raconte Elena. Ils n’avaient plus rien, ils n’ont pas été très bien reçus ici, la région était très pauvre. Ils ne voulaient pas s’intégrer, parce que l’espoir du retour était vivace. Et puis il s’est évanoui et ils ont reconstruit leur vie ici. »

Elena n’est porteuse de cet exil que par son mari. Mais cette femme de 55 ans originaire de Macédoine, a fait sienne cette mémoire. Quand elle ne travaille comme extra dans des restaurants ou comme ouvrière agricole, au moment de la récolte des olives, elle consacre tout son temps à apporter l’aide qu’elle peut aux réfugiés. Elle a rejoint l’équipe des jeunes Athéniens, volontaires et bénévoles, qui ont monté un petit camp de première aide. Elle collecte des vêtements et, à chaque arrivée de bateau, s’efforce de trouver dans des dizaines de cartons la bonne paire de chaussures, le pantalon à la bonne taille, le bonnet chaud, le blouson adéquat pour remplacer les effets trempés et glacés.

A raison de 4 000 arrivées les jours de beau temps , moitié moins quand le vent et les vagues sont mauvais, cette distribution est assez répétitive. Elena affirme n’avoir aucun regret : « Ces réfugiés m’ont appris le prix des choses simples : un toit, un lit, un dîner. » Elle en veut à l’Europe, plus qu’aux autorités grecques, totalement absentes à Skala Sikaminias, où échoue pourtant l’immense majorité des réfugiés : « Le gouvernement fait ce qu’il peut, mais nous vivons une crise terrible. Les pays de l’Union européenne, en revanche, devraient prendre leurs responsabilités, et tous ceux qui participent à ces guerres, en Afghanistan, en Syrie et en Irak aussi. Seuls les volontaires d’Athènes et les bénévoles étrangers nous soutiennent. Ce n’est pas suffisant. Nous ne voulons plus que nos maris pêchent des cadavres, ni qu’ils risquent leur vie en sauvant des canots gonflables. »

Le sauvetage en mer est une activité risquée, surtout avec une embarcation aussi légère que celle de Pharos. « Les réfugiés ont tendance à vouloir monter à bord , raconte-t-il. Et il arrive, quand ils comprennent que leur embarcation et la mienne risquent de verser, qu’ils me jettent leurs bébés. J’ai souvent très peur. » Il sait qu’il ne peut pas compter sur l’aide des gardes côtes grecs : « Ils n’ont qu’un bateau, dans le coin, ils ne savent plus où donner de la tête. » Quant à Frontex « j’ai vu leurs navires une fois. Le 18 octobre, le jour où Angela Merkel est allée en Turquie parler d’émigration… » Et Pharos hausse les épaules.

Phoebus, Anastasia, Panos et les autres.

Ils ont l’habitude des mobilisations en marge de tout parti politique constitué. Ils sont jeunes et subissent l’austérité violente depuis qu’ils sont sortis de l’adolescence. Beaucoup n’ont pas de travail et bien peu d’espoir d’en avoir dans les années qui viennent. Ils n’ont plus confiance en l’Europe, ni en les hommes et les femmes politiques, se méfient des journalistes et des médias traditionnels. Pour eux, l’aide aux réfugiés est un geste humanitaire et politique. Ils sont une vingtaine et habitent Athènes et sa banlieue.

Phoebus est arrivé le premier, début octobre. Ce pianiste classique qui ne trouve pas où jouer, petites lunettes rondes, bonnet de laine sur la tête, ne quitte son ordinateur et son téléphone portable que pour se saisir de son talkie-walkie et courir au-devant d’un canot gonflable en danger de se drosser sur les rochers. Il est la cheville ouvrière du camp des Platanes, la modeste première halte pour les réfugiés après leur débarquement. Sur l’esplanade minuscule à la sortie de Skala Sikaminias, face aux côtes turques, ses camarades du collectif anarchiste ont installé deux pergolas, des canadiennes pour entreposer les cartons de vêtements, une grande tente pour les médicaments et un bus-bibliothèque transformé en hôpital de campagne.

Toute la journée et une partie de la nuit, en fonction de l’arrivée des canots gonflables, les volontaires grecs et étrangers se relaient. Entre deux piles de caisses de bouteilles d’eau, on tartine des sandwichs de pâte chocolatée. A côté, quatre grandes marmites, deux de thé et deux de soupe, chauffent en permanence sous la surveillance de Rayyan, un jeune Malaisien aux rondeurs joviales qui a dépensé toutes ses économies pour venir passer trois mois ici.

Elena, Panos et Anastasia distribuent des vêtements secs, quelques autres régulent la queue pour la consultation médicale d’urgence assurée par Mickaël le médecin sud-africain. D’autres encore, jumelles collées aux yeux, scrutent les eaux du détroit. Les derniers font des rotations incessantes avec leur véhicule personnel pour transporter les enfants et les réfugiés les plus fragiles jusqu’au premier camp, à mi-chemin de la longue côte en épingles à cheveux qui mène à la route nationale.

Le collectif anarchiste des jeunes Athéniens n’en est pas à son coup d’essai. Cet été, ils ont organisé un campement dans le parc Pedio Tou Areos, dans le centre d’Athènes. 200 familles afghanes avaient trouvé refuge là, faute d’argent et d’autorisations pour poursuivre leur périple vers l’Europe du Nord. Le camp impromptu était dépourvu de tout, les autorités grecques ayant en tout et pour tout installé un point d’eau. Phoebus et ses camarades se sont chargés, avec les habitants du quartier, de fournir tentes, sanitaires, nourriture et soutien. Ces réfugiés-là ont fini par être logés et le camp démantelé. Une partie du collectif a décidé de se rendre à Skala Sikaminias, non sans débats au sein du mouvement. « C’est vrai que ce n’est pas à nous de faire ça, c’est à l’Etat , résume Panos. Mais l’Etat ne le fait pas. Ces personnes qui arrivent ont besoin d’aide, de vêtements, de médicaments et de nourriture. Alors nous pallions les défaillances de l’Etat, même si nous y sommes opposés sur le principe. »

Le camp des Platanes et les bénévoles fonctionnent grâce à des dons privés, une solidarité qui se construit par le bouche à oreille et par les réseaux sociaux. C’est une petite république qui s’est créée là, sur les grèves de galets de Skala Sikaminias, qui rassemble habitants du village, Athéniens, Suédois, Palestiniens du Liban et d’Israël, Norvégiens, Sud-Africains, Britanniques et communique dans un Anglais de bric et de broc. Fin novembre, le collectif a réussi à faire venir un bateau à moteur d’Athènes. Tout l’hiver, les volontaires se relaieront à Skala Sikaminias pour accueillir et aider les réfugiés. Car « la solidarité ne se conçoit que dans la pratique » , affirme Phoebus.

Les sauveteurs de Barcelone

A la taverne tenue par Pâris et sa famille , presque sur la grève de galets, un peu à l’écart du village de Skala Sikaminias, c’est l’heure du dîner. La terrasse est pleine, les bénévoles discutent des arrivées de la journée, évoquent les familles afghanes, syriennes et irakiennes et surtout les regards des enfants trempés et terrorisés, les photographes déchargent leurs cartes mémoire. Les poissons grillés et les salades grecques sont apportés sur les tables.

Un talkie-walkie crachote soudain. Un grand gaillard, les dreadlocks attachées en queue de cheval, vêtu d’une combinaison de surf, d’un short violet et d’un tee-shirt jaune vif, se précipite vers la mer, suivi de quatre hommes et une femme habillés de la même façon. Un instant plus tard, un moteur vrombit et un break maculé de boue enfile sur les chapeaux de roue la piste terreuse qui longe les flots. Tous les clients de la taverne de Pâris suivent, qui en voiture, qui en courant, abandonnant leur dîner. Deux cent mètres plus loin, les véhicules stoppent face aux flots, phares allumés. Les jumelles fouillent les eaux noires, quelqu’un grommelle « sans jumelles à vision nocturne, c’est impossible » , et puis brusquement, par-dessus les vagues, des cris d’abord, puis des taches rouges et orange, surmontées de plus petites, plus claires.

Ce sont les gilets de sauvetage des réfugiés, et leurs visages. Leur dinghy sombre de cinq mètres arrive trop vite et risque de verser au contact des rochers et des galets. Le grand gaillard au tee-shirt jaune et trois de ses compagnons se jettent à l’eau. Deux nagent vers l’arrière du bateau, deux autres se précipitent à sa proue. Ils le maintiennent fermement, les réfugiés crient, peur et joie mêlés, les enfants sont extirpés un à un et passent de bras en bras jusqu’à la terre ferme, puis c’est le tour des femmes et des vieillards. Sur la berge, les jeunes hommes, qui ont débarqués par eux-mêmes, se congratulent et sortent leur téléphone portable de leur enveloppe plastifiée pour prévenir leurs proches, de l’autre côté du détroit ou au pays.

Ces jeunes gens en tee-shirt jaunes, tout le monde ici les appelle les Espagnols , même s’il y a aussi parmi eux des Argentins et des Uruguayens. Ils sont sauveteurs en mer et travaillent habituellement sur les plages de Catalogne et dans les piscines de Barcelone. Ils sont venus à Skala Sikaminias apporter leur savoir-faire : sauver des vies. Tous sont bénévoles et appartiennent à une toute jeune association fondée pour l’occasion, qui leur permet de lever des fonds privés destinés à l’acheminement de leur matériel et à leurs frais de séjour : Proactiva Open Arms.

Le premier à avoir mis les pieds à Lesbos, et le fondateur de Proactiva, c’est Oscar Camps, un Catalan de 52 ans. Après sa saison estivale, bouleversé par les images des réfugiés et de leurs embarcations échouant sur les rives de la côte nord de l’île grecque, il a décidé de « venir donner un coup de main » . C’était tout début septembre. Vite dépassé par l’ampleur de la tâche, en l’absence quasi complète des gardes côtes grecs et européens, et à court d’argent, il a fait appel à ses compagnons sauveteurs. A eux tous, ils ont réuni 15 000 euros, suffisamment pour tenir quelques semaines et organiser des rotations.

« Je n’ai pas le sentiment d’avoir décidé quoi que ce soit , raconte Fiorella Crotti, Argentine de 28 ans. Il fallait que je sois là, c’est tout. » La jeune femme vive et souriante est une habituée du sauvetage, et pas seulement en mer. Elle a participé aux opérations après les tremblements de terre au Chili et au Népal. « Mais je n’avais jamais vu ça , dit-elle devant les tas de gilets de sauvetage abandonnés sur la grève. Les réfugiés prennent des risques incroyables. La plupart ne savent pas nager, ils n’ont même aucune idée de ce qu’est la mer. » Ses sentiments sont mitigés, entre la satisfaction de sauver des vies, l’impuissance devant les arrivées ininterrompues, et la colère : « Quand les réfugiés vous embrassent, c’est extraordinaire, je me sens incroyablement humaine et vivante. Mais nous sommes seuls, ici, nous les volontaires, et nous sommes dépassés. Où sont nos gouvernements ? Et les passeurs ? Comment osent-ils entasser 50 personnes sur des dinghys sans feux de position, sans aucune lumière ? » Comme tous, elle tremble aussitôt qu’elle voie un cargo ou un ferry s’engager dans le détroit. Leur seule vague d’étrave suffit à renverser une petite embarcation gonflable.

L’hiver inquiète Oscar Camps et ses compagnons : « De plus en plus de canots arrivent de nuit, c’est extrêmement dangereux. » La politique européenne de fermeture et les tentatives d’accord avec la Turquie pour faire cesser les traversées poussent les candidats à embarquer coûte que coûte avant que la route ne soit complètement coupée. La tâche des sauveteurs s’en trouve alourdie, et plus dangereuse. Même si les dons leur ont permis de remplacer le zodiac récupéré sur une plage par un de leurs bateaux rapides et sûrs et par deux jets skis, acheminés depuis Barcelone. « Mais nous ne serons jamais assez, il y a des jours où nous avons vu 100 dinghys arriver ! » , soupire Fiorella. Essam, un volontaire, médecin palestinien d’Israël, qui soigne ses pieds maltraités par trop de chocs, lui sourit : « Vous, les Espagnols, vous faites un boulot formidable. »

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