Séries TV : « Montrer les difficultés du monde pour le rendre meilleur »

À l’opposé du cynisme de House of Cards, À la Maison Blanche est une série idéaliste et pédagogique, qui exalte le savoir en s’inspirant du cinéma classique hollywoodien.

Ingrid Merckx  • 27 janvier 2016 abonné·es
Séries TV : « Montrer les difficultés du monde pour le rendre meilleur »
Carole Desbarats a été directrice des études de la Femis avant de créer le pôle communication de l’École normale supérieure. Critique et historienne du cinéma, elle anime également le groupe de réflexion Les enfants de cinéma.
© À la Maison Blanche - John Wells Productions/WARNE/Collection Christophel/AFP

Carole Desbarats prépare un ouvrage (1) sur À la Maison Blanche (The West Wing). Cette série américaine créée par Aaron Sorkin dans les années 2000 l’enchante : elle met en scène des personnages complexes et brillants tout en permettant de comprendre la politique américaine. Devenue une référence pour des séries plus récentes, elle inspire des hommes politiques réels.

Pourquoi vous être intéressée à la série américaine À la Maison Blanche plutôt qu’à la danoise Borgen, par exemple ?

Carole Desbarats Borgen me touche parce que je suis sensible à l’idée qu’on puisse présenter un personnage de femme de pouvoir complexe. Mais j’ai ressenti, en regardant À la Maison Blanche, un véritable choc démocratique : quand j’ai commencé à suivre cette série, je ne connaissais rien du 25e et du 14e amendements de la Constitution américaine ou de la complexité des relations entre l’Inde et le Pakistan. À la fin de l’épisode abordant ces sujets, j’avais les moyens de comprendre.

À la Maison Blanche a une façon de concevoir le rôle du spectateur qui m’enchante : les personnages sont à la fois séduisants, -physiquement et intellectuellement, et obsédés par l’idée du bien commun. Le glamour et la gravitas sont au cœur de la série. Je l’ai découverte neuf ans après sa première diffusion, le cynisme avait gagné du terrain, et voir des hommes et des femmes œuvrant au bien commun m’a profondément émue. Je nourris pour cette série un amour équivalent à celui que je voue à de très grands cinéastes.

De quelle manière la dimension artistique conduit-elle le propos ?

Pour arriver à ce qu’un spectateur lambda entre dans des complexités folles, il faut vraiment penser l’écriture adéquate. Exemple : un silo prend feu en Russie. Dix minutes plus tard, celui qui apprend au Président qu’il s’agit d’un silo de missiles ajoute : « L’explosion a eu lieu pendant la vidange de l’hydrogène liquide. » Le Président accuse le coup. Dix minutes plus tard, le conseiller spécial du Président, répète cette phrase au numéro 2, qui enchaîne du tac au tac et nous éclaire : des terroristes voulaient s’emparer des têtes nucléaires. Le cheminement narratif a permis une entrée progressive dans la complexité d’une situation géopolitique. J’ai rarement vu des œuvres allant aussi vite : le spectateur est largué par le débit et le brio des personnages tout en restant sûr qu’à la fin de l’épisode il aura compris de quoi il retourne. On acquiert donc confiance dans le scénario.

Visuellement, les personnages se déplacent d’un bureau à l’autre en avançant dans des couloirs face à la caméra qui recule. La première minute de la Dame du vendredi d’Howard Hawks est peut-être à l’origine du « walk and talk » d’À la Maison Blanche : on entre dans les locaux d’un journal en suivant en travelling Rosalind Russell qui passe d’un pas décidé devant des bureaux en saluant des gens sans s’arrêter. Elle entre dans le bureau de Cary Grant et ils se lancent dans un dialogue mitraillette.

Cette figure stylistique propre à À la Maison Blanche vient à la fois de Hawks et de la série Urgences (1994). Aaron Sorkin mélange ces inspirations avec comme fil à plomb l’idée qu’il faut rester digne, faire respecter la vérité, sauver les plus faibles. En plus, c’est une série qui exalte le savoir : les personnages savent tout sur tout.

Cette série est donc pédagogique mais aussi morale ?

Elle donne envie de donner le meilleur de soi-même, dans la lignée de Frank Capra, cité de nombreuses fois dans les 155 épisodes. C’est l’idée selon laquelle la représentation peut, en montrant les difficultés du monde, nous aider à le rendre meilleur. Si la série est idéaliste dans les sentiments, elle ne l’est pas dans les faits : l’équipe du Président (très démocrate) réussit très peu de ce qu’elle entreprend.

À la Maison Blanche propose des modèles d’identification complexes à travers des -personnalités politiques qui, sans être parfaites, arrivent à se tenir droites. Aux antipodes, on trouve House of Cards, qui s’inspire d’À la Maison blanche pour dire le contraire : le monde politique est complexe mais on va surtout s’en servir pour se remplir les poches.

Qu’est-ce qu’ À la Maison blanche dit de la politique ?

Elle dit que les gens au pouvoir ont la responsabilité du bien des autres et qu’ils en sont fiers. Pas un producteur ne mettrait un dollar là-dessus aujourd’hui. En outre, la série est fondée sur l’observation du réel. Des politiques ont servi de consultants. Au début de la saison 5, en 2003, les scénaristes sont allés voir un sénateur de l’Illinois, Barack Obama, parce qu’ils avaient besoin de lui pour imaginer un personnage de président noir. Pourtant, il s’agit de fiction : il y a bien entendu des sujets dont les hommes politiques ne parlent pas dans les couloirs.

De même, on ne peut pas résoudre des questions politiques aussi vite que ce qui est montré. Mais l’épisode qui a suivi le 11 Septembre montre une classe confinée à la Maison blanche pendant une alerte terroriste. Les élèves interrogent : pourquoi nous en veut-on ? L’équipe du -Président cherche à trouver un équivalent intérieur à cette attaque extérieure. Elle nomme alors le Ku Klux Klan : « Nous aussi avons dans notre société des gens qui cherchent à en tuer d’autres. » C’est assez gonflé, encore aujourd’hui…

À la Maison Blanche a-t-elle fixé un modèle artistique ?

Elle inspire non seulement d’autres séries mais aussi la réalité : le député britannique travailliste Ed Miliband a utilisé comme slogan de campagne « Let Miliband be Miliband », qui est une transposition du slogan d’À la Maison Blanche : « Let Bartlet be Bartlet ». Des parlementaires anglais ont repris une ruse de la série : se cacher pour arriver en masse au moment du vote et faire basculer le scrutin. De nombreux politiques anglais, canadiens, australiens, français (Nicolas Sarkozy, Aurélie Filippetti) font référence à À la Maison Blanche. Reste qu’en France nous n’avons ni les moyens ni l’audace d’une telle série.

Cela vous surprend-il qu’une des premières séries politiques françaises, Marseille, soit financée par le géant Netflix ?

Cela pose question, bien sûr, mais, si on peut montrer Marseille avec un peu plus de complexité que ce qu’on voit d’habitude, je prends ! Pour l’heure, une des rares œuvres françaises à avoir vraiment montré le quotidien de politiques au travail, c’est le film de Pierre Schoeller, L’Exercice de l’État.

À la Maison Blanche est-elle une série qui politise le spectateur ?

Elle redonne foi en le politique sans aucun doute. Fabrique-t-elle de l’opinion ? Cela dépend de ce qu’on en fait.

(1) The West Wing. Du glamour à lagravitas*, PUF, à paraître en avril.

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