Un capitalisme marqué par la destruction

Saskia Sassen montre le rôle majeur des expulsions – humaines, économiques et environnementales – dans l’évolution de la mondialisation.

Politis  • 6 janvier 2016 abonné·es
Un capitalisme marqué par la destruction
© **Expulsions. Brutalité et complexité dans l’économie globale** , Saskia Sassen, traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Guglielmina, Gallimard, 384 p., 25 euros, en librairie le 25 janvier. Photo : RIBEIRO/ESTADAO CONTEUDO/AFP

Sociologue néerlando-américaine, professeure à l’université Columbia de New York, Saskia Sassen a consacré le premier de ses ouvrages traduits en français [^2] aux transformations dues à la mondialisation, dans lequel elle a forgé le concept de « villes mondiales » (global cities). Dans son dernier ouvrage, dont nous publions ci-dessous un extrait, elle poursuit son analyse des caractéristiques de la mondialisation, marquée en particulier par le phénomène des expulsions.

En Occident, l’exemple courant, à la fois complexe et extrême, est l’expulsion des travailleurs à faible revenu et des chômeurs des systèmes étatiques de protection sociale et de santé, ainsi que des assurances et des allocations de chômage payées par les entreprises. Au-delà des négociations et de la mise en place de la nouvelle législation nécessaire à l’exécution de ces expulsions, il y a le fait patent et radical suivant : entre ceux qui ont accès à ces droits et ceux qui s’en voient dénier l’accès, l’écart s’est accentué et pourrait très bien être irréversible dans les circonstances actuelles. L’autre exemple est celui des progrès des techniques de forage de pointe, comme la fracturation hydraulique notamment, qui ont le pouvoir de transformer des environnements naturels en terres stériles dépourvues de nappe phréatique, ce qui constitue une expulsion d’éléments vitaux de la biosphère. Prises ensemble, les diverses expulsions que j’examine dans ce livre pourraient fort bien avoir un impact plus important sur le façonnement de notre monde que la croissance économique rapide de l’Inde, de la Chine et de quelques autres pays.

En effet, et c’est un aspect essentiel de mon argumentation, des expulsions de ce genre peuvent coexister avec la croissance économique mesurée selon nos critères classiques. Ces expulsions sont en cours. Les instruments qui permettent d’y procéder vont des politiques élémentaires jusqu’aux institutions complexes, en passant par les systèmes et les techniques qui requièrent une connaissance spécialisée et des schémas organisationnels sophistiqués. Nous en avons un bon exemple avec la complexité croissante des instruments financiers, produite par la créativité de chercheurs brillants et l’application de modèles mathématiques avancés. Toutefois, lorsque ces instruments ont été employés pour mettre en place des prêts hypothécaires à haut risque, leur complexité a conduit, quelques années plus tard, à expulser des millions de personnes de leur logement aux États-Unis, en Hongrie, en Lettonie et ailleurs. Nous trouvons un autre exemple de complexité avec les outils légaux et comptables dans les contrats qui permettent à un État souverain d’acquérir de vastes étendues de terres dans un État souverain étranger pour en faire une sorte d’extension de son propre territoire – par exemple, pour augmenter les cultures alimentaires afin de nourrir sa classe moyenne –, provoquant l’expulsion des villages et des économies rurales sur ce territoire. Un dernier exemple est fourni par le brillant génie civil qui nous permet d’extraire en toute sécurité ce que nous voulons des profondeurs de la planète tout en défigurant sa surface, en passant [^3]. Nos économies politiques avancées ont créé un monde où la complexité a trop souvent tendance à générer une brutalité primaire.

Les voies de l’expulsion varient grandement. Elles comprennent les politiques d’austérité qui ont provoqué la contraction des économies de la Grèce et de l’Espagne, les politiques de l’environnement qui négligent les émissions toxiques des énormes opérations minières à Norilsk en Russie et dans l’État du Montana aux États-Unis, et ailleurs dans un nombre de cas infini. Les circonstances spécifiques dans chaque cas sont de la plus haute importance pour notre propos dans ce livre. Si, par exemple, nous nous soucions plutôt de la destruction de l’environnement que de la politique entre États, la pollution considérable que ces opérations minières produisent importe plus que la localisation de ces sites, l’un en Russie et l’autre aux États-Unis.

Les conditions et les processus divers que j’inclus dans la notion d’expulsion ont un caractère en commun : leur intensité. Si la pauvreté abjecte dans le monde entier est le cas le plus extrême, je prends également en considération des conditions aussi distinctes que l’appauvrissement de la classe moyenne dans les pays riches, l’éviction de millions de petits fermiers dans les pays pauvres en raison de l’acquisition de 220 millions d’hectares par des investisseurs ou des gouvernements étrangers depuis 2006, et les opérations minières destructrices dans des pays aussi différents que la Russie et les États-Unis. Il y a ensuite les innombrables personnes déplacées, entassées dans des camps de réfugiés plus ou moins dignes de ce nom, les groupes des minorités des pays riches qui sont entassés dans des prisons, et les hommes et les femmes capables, mais sans emploi, entassés dans les ghettos et les bidonvilles. Certaines de ces expulsions ont lieu depuis longtemps, mais pas à la même échelle qu’aujourd’hui. D’autres sont d’un type nouveau, comme dans le cas des 9 millions de foyers aux États-Unis dont les maisons ont été saisies au cours d’une brutale crise de l’immobilier qui a duré une dizaine d’années.

Bref, le caractère, la substance et le site de ces expulsions varient énormément selon les couches sociales et les conditions matérielles à travers le monde. La globalisation du capital et la brusque augmentation des dispositifs techniques ont produit des économies d’échelle considérables. Ce qui, dans les années 1980, avait été des pertes et des délocalisations mineures, comme la désindustrialisation en Occident et dans plusieurs pays africains, est devenu une véritable dévastation dans les années 1990 (pensez à Detroit et à la Somalie). Envisager ces économies d’échelle comme un prolongement de la même inégalité, de la même pauvreté et du même dispositif technique, c’est manquer la tendance plus profonde. Il en est de même pour l’environnement. Nous nous sommes servis de la biosphère et avons généré des dégâts localisés pendant des millénaires, mais c’est seulement au cours des trente dernières années que l’augmentation des dégâts est devenue un événement planétaire. Celui-ci a un effet boomerang, affectant des sites qui n’ont rien à voir avec la destruction initiale, comme le permafrost dans l’Arctique. Et il en est ainsi dans d’autres domaines, chacun selon sa spécificité. […]

Nous pouvons caractériser le rapport du capitalisme avancé au capitalisme de la période en cours comme étant marqué par l’extraction et la destruction, différant assez peu du rapport du capitalisme traditionnel aux économies précapitalistes. De manière extrême, cela peut signifier la paupérisation et l’exclusion d’un nombre croissant d’individus qui cessent d’avoir la moindre valeur en tant que travailleurs et consommateurs. Cela peut vouloir dire aussi aujourd’hui que les acteurs économiques autrefois essentiels au développement du capitalisme, comme les petites bourgeoisies et les bourgeoisies nationales traditionnelles, cessent d’avoir de la valeur pour le système au sens large. Ces tendances ne sont pas anormales, elles ne sont pas non plus le résultat d’une crise ; elles font partie de l’approfondissement systémique des rapports capitalistes en cours. Et il en est de même, je le soutiendrai, de la réduction de l’espace économique, distinct de l’espace financier, en Grèce, en Espagne, aux États-Unis et dans de nombreux autres pays développés.

Les individus en tant que consommateurs et travailleurs jouent un rôle diminué dans les profits de toute une gamme d’activités économiques. Par exemple, dans la perspective du capitalisme d’aujourd’hui, les ressources naturelles d’une grande partie de l’Afrique, de l’Amérique latine et de l’Asie centrale sont plus importantes que les populations vivant sur ces territoires en tant que travailleurs ou consommateurs. Ce qui veut dire que la période que nous vivons n’est pas tout à fait comparable aux formes antérieures du capitalisme qui faisait fortune grâce à l’expansion accélérée d’une classe moyenne travailleuse et prospère. Maximiser la consommation des ménages était une dynamique cruciale de la période antérieure, comme c’est le cas aujourd’hui dans les économies dites émergentes. Mais, dans l’ensemble, elle n’est plus le moteur stratégique et systématique qu’elle a été pendant la plus grande partie du XXe siècle. Que réserve l’avenir ? Historiquement, les opprimés se sont souvent révoltés contre leurs oppresseurs. Mais aujourd’hui les opprimés ont été pour la plupart expulsés et ils survivent loin de leurs oppresseurs. De plus, « l’oppresseur » est de plus en plus souvent un système complexe qui combine personnes, réseaux et machines sans présenter un centre évident. Et cependant il existe des sites où tout se rassemble, où le pouvoir devient concret et peut être affronté, où les opprimés font partie de l’infrastructure sociale au service du pouvoir. Les villes globales sont des sites de ce genre.

© Gallimard

[^2]: La Globalisation. Une sociologie, Gallimard, 2009.

[^3]: En français dans le texte (N.d.T.).

Idées
Temps de lecture : 8 minutes