En Espagne, « passer de l’indignation à la construction »

Le philosophe Daniel Innerarity décrypte le panorama politique actuel du pays, entre incertitude et remise en question des idéaux citoyens ayant émergé après la crise.

Laura Guien  • 24 février 2016 abonné·es
En Espagne, « passer de l’indignation à la construction »
© **Daniel Innerarity** Professeur de philosophie politique et sociologique de l’université du Pays basque et directeur de l’Institut de gouvernance démocratique. Ouvrages récents : _La Politique en période d’indignation_ (non encore traduit en français) et _Démocratie et société de la connaissance_ (Presses universitaires de Grenoble, 2015). Photo : JAVIER SORIANO/AFP

Près de deux mois après les élections, l’Espagne n’a toujours pas de gouvernement. Mariano Rajoy, président sortant et candidat du Partido Popular (PP, droite conservatrice), a refusé de former un gouvernement faute de majorité, et c’est désormais au tour du socialiste Pedro Sánchez de viser l’investiture. Le candidat du PSOE, dont l’unique solution semble être de sceller un grand pacte à trois avec -Podemos et le parti de centre-droit -Ciudadanos, a jusqu’au 1er mars pour consolider cet accord. Sans investiture au 3 mai prochain, de nouvelles élections seront convoquées d’ici à la fin juin.

Avec l’ascension de Podemos et une forte vague d’espérance citoyenne, l’Espagne se retrouve dans une période politique très particulière. Comment définiriez-vous ce moment ?

Daniel Innerarity : Avant la crise, nous étions confrontés à une désaffection généralisée pour la politique. La crise nous a fait entrer dans une étape d’indignation qui a débouché sur une mobilisation sans précédent, mais indifférenciée, imprécise, et qui savait seulement « contre quoi » elle se situait. Maintenant, nous sommes dans une troisième étape, dans laquelle il faut investir cette énergie civique au service de propositions concrètes, plus diversifiées que « l’indignation » générique mais aussi plus difficiles à gérer lorsqu’il s’agit de s’accorder sur la création d’un gouvernement ou de réformer la Constitution.

Dans votre dernier ouvrage, La Politique en période d’indignation, vous déclarez que « les temps d’indignation sont aussi de grandes périodes de confusion ». Pouvait-on s’attendre à cette impasse parlementaire ?

Notre société loue les accords dans les sondages, mais nous ne savons pas si nous serons disposés à accepter les compromis que cela implique. Tout dépendra de la faculté des nouveaux et des anciens acteurs à s’adapter à la situation. En Espagne, il n’y a pas eu jusqu’à aujourd’hui, de gouvernement de coalition, seulement quelques législatures avec des majorités absolues, tandis que de nombreuses communautés autonomes ont fait l’expérience de gouvernements pluriels. L’actuel blocage parlementaire est dû au fait que certains des partis impliqués placent leurs espoirs dans un retour aux urnes et ne sont pas motivés pour pactiser en vue de la création d’un gouvernement.

À quels partis faites-vous référence ?

De nouvelles élections semblent convenir à Podemos et au Partido Popular, mais le premier dispose d’une surexposition médiatique et d’une fragmentation interne qui le rendent très fragile, tandis que le PP est acculé par les innombrables cas de corruption, et l’agenda judiciaire de cette année peut avoir sur lui un impact terrible.

La confusion s’exprime également dans le style des partis politiques, entre le refus de négocier du Partido Popular et l’hyper-leadership de Podemos, avec ses demandes de négociations filmées en streaming…

Je vivais en Italie en 2013 quand la gauche a gagné et que le Mouvement 5 étoiles [M5S, de Beppe Grillo, NDLR] a exigé que les négociations se fassent en streaming. Tout le monde a compris à ce moment-là que la droite allait gouverner de nouveau, et c’est ce qui s’est produit. Toute négociation exige une marge de discrétion, ce qui n’empêche pas que soient données toutes les explications pertinentes aux citoyens à la fin du processus. Mais, avec des parlements convertis en plateaux de télévision et des politiques qui pratiquent un degré extrême d’exhibitionnisme, les accords sont plus difficiles. La surexposition médiatique rend difficile l’exercice d’autres dimensions de la politique.

Podemos se trouve maintenant dans une situation plutôt inconfortable, en préférant des élections sans pouvoir le dire ouvertement… Comment est perçu le leadership du parti par ses électeurs ?

Podemos tire ses origines du mouvement social qui est né autour du 15M et qui s’est transformé en parti politique. De nombreuses contradictions émergent parce que cohabitent deux logiques : celle des mouvements sociaux et celle des partis politiques. Cette simultanéité explique en grande partie ces contradictions. Des réseaux qui se sont formés avec la logique du « ici vient qui veut » finissent par prendre leurs décisions politiques d’une manière plutôt centralisée. En même temps, Podemos a dû se résigner à pactiser avec certains mouvements périphériques, particulièrement en Catalogne, en Galice et à Valence, qui l’ont obligé à adopter une forme polycentrique ou plurinationale. Nous verrons comment se résout tout cela, si cela permet d’avancer vers une Espagne plus diverse ou si cela fracture l’organisation.

Comment l’électorat de gauche, notamment celui de Podemos, qui a opté pour la régénération démocratique, perçoit-il l’idée d’un grand pacte ?

Je pense que la question reste en suspens entre savoir quel pourcentage de l’électorat préfère garder intacts les principes d’un anticapitalisme un peu élémentaire et ne pas entrer dans le jeu des compromis de gouvernement, et savoir combien préfèrent gouverner, même si cela les oblige à revoir leurs aspirations à la baisse. Pour Podemos, la vie dans l’opposition est plus commode ; dans le gouvernement, des contradictions pourraient émerger.

Entre le pacte et les élections, que peut souhaiter majoritairement l’électorat de gauche en Espagne ?

À mon sens, la préférence pour un pacte de gauche est majoritaire aussi bien dans l’électorat de la gauche social-démocrate que dans celui de la nouvelle gauche. Mais nombreux sont ceux, parmi le premier groupe, qui paniquent face aux exigences et à l’inexpérience de Podemos. C’est pourquoi ils préféreraient une formule différente, pour laquelle les comptes ne cadrent pas. Et, dans l’électorat de Podemos, une part non négligeable se sentirait plus à l’aise avec le maximalisme permis par le fait d’être dans l’opposition.

La posture de conciliateur, périlleuse, qu’a choisi d’adopter Pedro Sánchez, peut-elle rejaillir positivement sur le PSOE ? La gauche traditionnelle peut-elle sortir renforcée de cette crise ?

Sánchez était obligé d’essayer, dès l’instant où Rajoy a refusé de tenter l’investiture, ralenti par les innombrables cas de corruption de son parti. Si tout se passe bien pour Sánchez, il sera président, bien que dans un scénario politique très complexe. Si cela tourne mal, il se sera renforcé avant de nouvelles élections. À partir de maintenant, les deux gauches s’affrontent dans la bataille du récit, en se rejetant mutuellement la faute d’un éventuel échec des négociations.

Vous dites que l’indignation doit se transformer en « une force qui vitalise la politique ». Qu’en est-il de l’indignation en Espagne dans l’actuel panorama politique?

L’indignation a supposé une immense politisation de la société espagnole, elle a mobilisé de nouveaux électeurs ; mais que nous soyons capables de donner une capacité constructive à ce « souverain négatif » reste encore à voir… Dans les périodes d’indignation, par exemple, l’identification d’un coupable peut avoir un sens. Mais, maintenant, il s’agit de construire la responsabilité politique, ce qui nous situe dans une autre logique.

La France a été fascinée par le spectacle de la diversité au nouveau Parlement espagnol. S’agit-il réellement d’un signe de régénération politique ou d’un de ces « lieux communs qui remplissent les citoyens lors des périodes d’agitation politique » ?

Le nouveau Parlement représente mieux que l’antérieur la pluralité de l’Espagne, d’un point de vue générationnel, national et idéologique. Toutefois, dans une bonne partie de la nouvelle politique, on retrouve beaucoup de vieux -marketing électoral, trop de mises en scène. Les gens ont donné leur confiance aux parlementaires et nourri de grands espoirs à leur égard. Mais la politique transformatrice est moins spectaculaire, plus discrète et prosaïque, toujours un peu décevante. Il faudra voir s’ils arrivent à améliorer la politique dans un registre qui ne soit pas de la simple mise en scène.

Cette mise en scène est-elle uniquement l’apanage de Podemos ?

Tous les partis sont en compétition pour attirer l’attention, mais c’est Podemos qui l’a fait avec le plus d’habileté. Cependant, la mise en scène est une arme à double tranchant. Plus les partis se laissent séduire par les charmes de l’exposition publique, et plus ils courent le risque de subir les inconvénients de la surexposition : l’oubli rapide, la lassitude, les erreurs typiques de ceux qui se sentent continuellement observés, le manque d’authenticité…

Dans votre livre, vous parlez du succès de nouveaux leaders qui construisent leur ascension sur le rejet du politique. Cet attrait pour « l’anti-politique » est-il toujours en vigueur en Espagne ?

Je crois qu’il y a un manque de sincérité de la société dans l’idée répandue que tous les politiques sont les mêmes et qu’ils représentent notre principal problème. Nous sommes sans doute à l’aube d’une nouvelle étape historique dans laquelle la politique sera plus difficile. Nous aurons besoin d’une plus grande subtilité pour obtenir les pactes dont la société espagnole à besoin, générer la confiance envers d’autres agents politiques et savoir l’expliquer à l’électorat.

Que l’on se dirige vers un possible pacte tripartite ou vers de nouvelles élections, pensez-vous que l’Espagne reste une terre d’espérance pour la régénération -démocratique ?

Il y a des choses qui sont vouées à durer, indépendamment de la trajectoire des nouveaux partis ou qu’il y ait ou non de pacte de gouvernement. La société dans son ensemble est devenue plus exigeante avec ses représentants, et la lutte contre la corruption est plus efficace. Il reste à voir si nous réussirons à réaliser des changements profonds aussi dans notre modèle de développement économique. Nous ne devons pas oublier que le modèle que nous avions avant la crise, avec sa croissance irresponsable, ses rendements à court terme, son manque de considération envers l’environnement et la complicité entre les politiques et les entrepreneurs, est à l’origine des pratiques politiques si méprisables.

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