Patrick Autréaux : « Rendre compte de la violence et des non-dits »

Patrick Autréaux publie un texte politique, Je suis Charlie, un an après, et une évocation poétique du deuil, Le Grand Vivant.

Christophe Kantcheff  • 17 février 2016 abonné·es
Patrick Autréaux : « Rendre compte de la violence et des non-dits »
Je suis Charlie, un an après Les Notes de l’Institut Diderot. En accès libre sur institutdiderot.fr ou sur patrick-autreaux.fr. Le Grand Vivant Verdier, 43 p., 9 euros.
© C. Hélie/Gallimard

L’an dernier, nous avons salué la publication d’un roman d’une richesse impressionnante, Les Irréguliers (Gallimard), qui articulait la critique sociale, l’histoire familiale et les élans intimes dans une langue subtile. Patrick Autréaux revient avec deux textes très différents. Le premier, intitulé Je suis Charlie, un an après, de nature politique, développe un point de vue éminemment critique ; le second, Le Grand Vivant, est une évocation poétique du deuil d’un grand-père. Patrick Autréaux nous explique ici ce qui relie son expérience de la maladie, le fait d’avoir été pendant quinze ans psychiatre dans un service d’urgences, et son écriture, littéraire ou politique.

En quoi vos premiers livres sont-ils liés à la maladie que vous avez connue ?

Patrick Autréaux : Mon premier récit, Dans la vallée des larmes, est l’aboutissement de plusieurs tentatives d’écriture, sur une dizaine d’années, après que j’ai été atteint et traité d’un cancer. Sans que je le prévoie, il allait démarrer un cycle, chacun de mes livres étant comme une mue qui m’amène de l’un à l’autre – cycle sur la difficulté de vivre la guérison, sur l’impossibilité de revenir dans le monde de la « normalité ».

C’est sans doute pourquoi les récits de la déportation et du retour, comme ceux de Primo Levi, Imre Kertész, Charlotte Delbo ou Etty Hillesum, ont été si importants dans ma vie et pour la genèse de ces livres : Dans la vallée des larmes et Soigner (Gallimard), et surtout Se survivre (Verdier), où j’ai tenté d’écrire l’expérience de la chimiothérapie comme expérience intérieure, très marqué en cela par Bataille, Michaux et certains écrits autobiographiques de mystiques. Ce dernier texte a clos ce travail sur le moi malade, envisagé comme espace littéraire.

Votre intention était-elle de témoigner ?

Des combats contre la mort

« Ces terroristes sont notre ombre, notre refoulé, notre négatif… », « Pourquoi en suis-je venu à penser que cette laïcité à la française telle qu’elle est présentée et vécue depuis dix ans rejoint une forme d’intolérance ? », « On peut mourir en héros […] et n’être pas très intelligent… » À propos des attentats de janvier 2015 et du contexte dans lequel ils ont eu lieu, Patrick Autréaux, dans Je suis Charlie, un an après, ne mâche pas ses mots, tout en développant un point de vue politique réfléchi et avisé. Incontestablement, l’écrivain se place du côté des dominés. Bien qu’il y fustige les distilleurs de haine – politiques, écrivains, éditorialistes… –, ce texte est moins un pamphlet qu’une interrogation sur ce que peut la littérature. Patrick Autréaux cite Hölderlin, qui s’interrogeait : « Pourquoi, à quoi bon un poète en temps de pauvreté, de détresse ? » Peut-être pour être encore capable de faire exister dans le silence de sa conscience l’univers que suscite un livre. De déployer un imaginaire, d’entendre ce qui est imperceptible. Le Grand Vivant, « poème debout », met en scène les derniers instants d’un grand-père aimé. Qui, jusque dans son dernier souffle, a abrité la présence de sa défunte femme et faisait figure de protecteur aux yeux de son petit-fils. Mais cet homme à la solidité éprouvée, qui pouvait paraître au garçonnet si indestructible, trouve ici sa métaphore à travers un orme en butte à un ouragan. Alors l’élan de protection s’inverse. À celui qui sauve des mauvais rêves en les « mangeant », le narrateur se doit d’éviter la destruction : « De son faîte à ses racines, j’enroule des bandes imaginaires autour de l’arbre. Je panse les longues branches, le tronc, tout le houppier. » C’est à un combat contre la mort qu’invite Le Grand Vivant, magnifique et toujours incertain.
Non, il n’y a jamais eu un besoin de témoignage, mais plutôt celui d’écrire pour être « aux côtés de », avec l’espoir que mes livres accompagnent des personnes se trouvant dans une analogue nudité existentielle. Au fond, mon désir initial était de donner un peu de ce que m’ont apporté certains textes dans les moments de déréliction, quand la menace me paraissait insurmontable – car le pronostic initial étant très mauvais, j’avais davantage entendu une annonce de mort que celle d’une maladie. Cela peut paraître très ambitieux de vouloir écrire des livres en espérant qu’ils aideront des gens dans des situations extrêmes. Mais ce n’est pas l’ambition qui m’a poussé, c’est la nécessité.

Comment faites-vous le partage entre les livres qui s’apparentent à la littérature et un texte d’intervention comme Je suis Charlie, un an après ?

Il m’a toujours semblé qu’il fallait passer par différentes grilles d’analyse, psychologique, sociologique, anthropologique (disciplines que j’ai étudiées en suivant un idéal encyclopédiste de jeunesse), jusqu’à les dépasser pour enfin écrire quelque chose « qui tienne ». La littérature, à mes yeux, apparaît quand quelque chose s’y condense et échappe à la fois, quand on touche en écrivant à l’indéterminé de l’individu, à la singularité toujours menacée.

Si cette lecture analytique du social ou de l’intime est une étape nécessaire, je veille à ce qu’elle n’éteigne ni n’évince ce qui lui résiste. Et, dans mes livres, je cherche à ce qu’une musique se déploie et travaille les sonorités, le tempo, une certaine prosodie.

C’est la première fois que j’écris un texte explicitement politique, qui, en l’occurrence, était à l’origine une conférence. Il est né de l’émergence d’une colère et d’une mise en ordre de faits et de lectures qui ont -coagulé dans mon esprit. Craignant les malentendus, je n’ai voulu être ni trop métaphorique ni elliptique ou allusif. C’est aussi une sorte de manifeste personnel.

Comment en êtes-vous venu à l’écrire ?

Un professeur de l’université de Boston, qui m’avait déjà invité à faire un cycle de conférences sur mon travail, m’a proposé d’intervenir à une table ronde sur les attentats de janvier 2015 en France. Quelque temps plus tard, j’ai lu le livre de Patrick Boucheron et Mathieu Riboulet, Prendre date (Verdier), qui m’a semblé bien trop aller dans le sens d’un consensus dominant. Je ne me reconnaissais pas dans le « nous » que les auteurs évoquaient. Ils invitaient en introduction à leur répondre, à discuter leur position. J’ai donc cherché à faire publier cette conférence. Et j’ai eu la surprise de voir mon texte refusé par les quelques journaux et revues auxquels je l’ai soumis. Je me demande comment il a été lu par les personnes qui l’ont eu en main.

Comme dans mes précédents livres, j’ai voulu approcher quelque chose du multiple, de la complexité, dans ce qui a surgi au moment des attentats. Est-ce cela qui a gêné ? Je n’en sais rien. Je l’ai ensuite transmis au philosophe Dominique Lecourt, qui a trouvé pertinent de le publier dans « Les Notes de l’Institut Diderot ».

Les refus que vous avez essuyés s’expliquent peut-être aussi par le fait que peu d’écrivains interviennent dans le débat public, et plus rares encore sont ceux qui tiennent des positions critiques, comme vous le faites dans ce texte…

Il est difficile de connaître les -raisons d’un refus. Mais je ne suis pas sûr qu’on offre souvent aux -écrivains l’espace d’intervenir, quand la promotion d’un livre n’est pas en jeu. Pour ne pas exprimer une simple opinion ou émotion, il faut que la pensée puisse se développer : rares sont les lieux où il est possible de le faire.

En écrivant ce texte, je me suis avant tout efforcé de me décentrer, de me mettre à la place d’un citoyen musulman, croyant ou non, qui reçoit ce qu’on a pu dire ou lire. On a fait remarquer que j’y critiquais tout le monde. J’essaie seulement de voir sous un autre angle, pour rendre compte de la violence, des non-dits et des préjugés que je perçois dans bien des discours, celui sur la laïcité particulièrement.

Vous faites tenir ensemble une vision politique et l’écho intime que les attentats ont pu avoir sur chacun de nous…

En tant que praticien, ayant reçu nombre de personnes aux urgences après des traumas ou des accidents, j’ai souvent constaté comme les gens parlent volontiers d’eux, après avoir évoqué, parfois furtivement, l’événement lui-même. Ce passage de l’événement extérieur, qui peut être collectif, à l’intime me semble intéressant parce que s’y révèle quelque chose de l’articulation entre identités collective et singulière.

Mahmoud Darwich a magnifiquement illustré cela, en particulier dans ses entretiens sur la poésie. Il y évoque la femme avec laquelle il a vécu jeune à Haïfa, et qui était juive. Il réfléchit sur les questions politiques et identitaires au travers de la relation intime. Décrivant notamment ce va-et-vient entre dedans et dehors : chez lui, il oubliait le politique dans le corps amoureux, et, s’en séparant, dès qu’il sortait, retrouvait son corps de Palestinien. Pour penser le lien entre corps, politique et littérature, Mahmoud Darwich est un maître.

Vous écrivez que l’individualisme de masse menace le « rythme des émotions intimes » de l’individu…

C’est un constat que j’ai fait en tant que médecin. Les gens que je recevais se plaignaient de -l’absence de lieu de densité dans leur vie, où pouvoir donner du temps aux sentiments qui bouleversent en profondeur – que ce soit un deuil ou une passion amoureuse. Et la plupart finissent par en souffrir.

Comment vous êtes-vous -politisé ?

Ce texte sur Charlie est celui d’un rescapé. Je ne l’aurais pas écrit de cette manière si je n’avais pas traversé l’expérience de mort qui a transformé ma relation à la littérature, mais aussi mon lien à la politique. Avant de tomber malade, je me suis toujours cru dépolitisé. Mes seuls engagements avaient consisté, d’une part, à vouloir donner un corps à ma langue, à trouver ma voix dans l’écriture, d’autre part à tenter de -contrecarrer, à mon niveau, le minage de l’hôpital public, en psychiatrie notamment, tel qu’il a été mené du début des années 1990 à aujourd’hui. Même si les soignants ont été pour la plupart impuissants face à ce qui s’est fait, inéluctablement, de gouvernement en gouvernement.

C’est la maladie qui a galvanisé des révoltes et des élans latents, et que mon grand-père maternel, très engagé dans sa jeunesse et pendant la Seconde Guerre mondiale, avait sans doute infusés en moi par ses récits. Mon sentiment politique s’est exacerbé, je crois, parce que j’ai été saisi par une conscience très aiguë de la mort. Or, avec cette conscience-là, nombre de contraintes idéologiques imposées à l’individu et de dénis, mensonges ou manipulations sociétales me sont devenus intolérables.

Littérature
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