Loi biodiversité : Une fleur pour les abeilles

L’interdiction des insecticides néonicotinoïdes révèle l’échec du gouvernement à faire reculer l’usage des produits toxiques.

Patrick Piro  et  Vanina Delmas  • 23 mars 2016 abonné·es
Loi biodiversité : Une fleur pour les abeilles
© Photo : FRANK MAY/Picture-Alliance/AFP

« Une belle victoire ! », se réjouit la députée EELV Laurence Abeille : jeudi dernier, lors de la seconde lecture de la loi sur la biodiversité, les députés ont décidé de bannir les néonicotinoïdes (Suprême, Gaucho, Cruiser, etc.) du territoire à partir de 2018. Ces pesticides, de la famille la plus employée au monde, agissent sur le système nerveux des insectes. Appliqués sur les semences, ils restent actifs dans la plante pendant toute sa vie, et persistent dans l’environnement. Leur extrême toxicité sur les pollinisateurs est prouvée depuis longtemps. Ils seraient en cause dans la très forte mortalité des essaims d’abeilles depuis des années.

Les députés (par 30 voix contre 28) ont repoussé la possibilité de dérogations. Seule concession : l’entrée en vigueur a été reportée à 2018 (au lieu de 2016 au début de l’examen du texte l’an dernier). « Un changement de majorité, l’an prochain, risque de tout remettre en cause », redoute François Veillerette, directeur de Générations futures, association spécialisée dans la lutte contre les pesticides dangereux.

C’est en tout cas une défaite pour le ministre de l’Agriculture, qui se refuse à soutenir l’interdiction des néonicotinoïdes tant que des produits de substitution n’auront pas été mis au point. Stéphane Le Foll, dans un rôle ambigu, avait même fait parvenir un long courrier aux élus pour les convaincre. « Procédé extrêmement choquant, s’élève Laurence Abeille. D’autant plus que le ministre sert les arguments de la FNSEA [^1], signe qu’il n’a plus du tout la main sur le dossier… »

La loi et ses valses-hésitations

En seconde lecture, le Sénat, tenu par la droite, devrait annuler l’interdiction des néonicotinoïdes. Le dernier mot (avant l’été ?) reviendrait donc aux députés. D’ici là, les pro-pesticides reviendront à la charge, d’autant que le vote de jeudi n’a été acquis que par 30 voix contre 28.

Autres mesures notables adoptées : la création d’un « préjudice écologique », de zones « prioritaires » pour la biodiversité ou le renforcement du principe « pollueur-payeur ». Influence du lobby de la chasse : l’Office national de la chasse et de la faune sauvage n’intégrera pas l’Agence française de la biodiversité, ce qui limite fortement son influence.

Les députés n’ont pas conservé l’interdiction du chalutage en eaux profondes. Les avis divergeaient aussi sur la taxe sur l’huile de palme, qui n’atteindrait que 90 euros par tonne en 2020.

Cette interdiction, qui doit être confirmée (voir encadré), ouvre une brèche notable dans la forteresse agricole, consommatrice en France de plus de 90 % des pesticides, et qui s’est toujours braquée contre toute obligation d’en réduire l’utilisation [^2]. Les premières tentatives sérieuses datent du Grenelle de l’environnement (2007), à l’origine du plan Écophyto, qui visait une division par deux d’ici à 2018, « si possible ». « Une avancée majeure », rappelle François Veillerette, mais restée au stade conceptuel. Car sur le terrain, c’est un échec cinglant. Début mars, le ministère reconnaissait… une croissance de 5,8 % des ventes entre 2011 et 2014. Anaïs Fourest, chargée de campagnes « agriculture » à Greenpeace, incrimine le recours excessif au volontarisme des agriculteurs. Un plan Écophyto 2, lancé en octobre dernier, renvoie à 2025 pour la réalisation de l’objectif initial et tente de corriger le tir en introduisant la contrainte de Certificats d’économie de produits phytopharmaceutiques (CEPP). Ils fixeront des plafonds de vente de pesticides aux coopératives agricoles, avec pénalités financières en cas de dépassement. Un levier fiscal qu’appuient les associations… à condition qu’il ne soit pas insignifiant. « Nous avons des raisons d’être préoccupés, indique Anaïs Fourest, car devant la levée de boucliers des semenciers, le gouvernement suggère aux vendeurs de définir eux-mêmes le niveau de taxation acceptable ! »

Au-delà de ces modalités, la bataille des néonicotinoïdes met en scène une opposition radicale de systèmes agricoles. Témoin la réaction théâtrale de l’agro-industrie au vote des députés : « Absurde, dramatique et contre-productif ! » Les syndicats de grands producteurs de blé (AGPB), de maïs (AGPM), de betteraves (CGB), d’oléagineux et de protéagineux (FOP) contestent collectivement « l’agitation » sanitaire autour des néonicotinoïdes et craignent surtout de voir « handicaper gravement » leur compétitivité. Le chimiste Bayer, grand producteur de néonicotinoïdes, s’émeut avec eux de potentielles chutes de récoltes « de 15 à 40 % ».

Une analyse tronquée, contestent les opposants. Des études montrent que les pesticides ne sont pas la clé de la rentabilité des exploitations. Une recherche menée en 2010 par l’Institut national pour la recherche agronomique (Inra) pour Écophyto montrait qu’il est possible aux agriculteurs d’en réduire de 30 % l’utilisation en grandes cultures, et sans perte de revenus. Le réseau « Dephy » de 1 900 fermes volontaires, soutenu par le ministère de l’Agriculture, atteint 10 % de réduction, « et des centaines d’autres affichent d’excellents résultats avec 50 % de leurs consommations initiales, mentionne François Veillerette. À quand une massification de telles pratiques ? Nous avions proposé, en même temps que le “malus” des CEPP, un “bonus” qui récompenserait les agriculteurs vertueux : refusé ».

Car, autre tare des plans Écophyto, estime Anaïs Fourest, « ils ne poussent pas suffisamment les alternatives ». Ainsi l’agriculture bio, pourtant officiellement promue, peine à répondre aux très fortes demandes, relève Laurence Abeille. « Le gouvernement freine l’évolution vers le “zéro pesticide”, les soutiens sont insuffisants au point que de nombreux agriculteurs risquent de jeter l’éponge avant d’avoir achevé leur reconversion. »

Et puis les lobbys agricoles ne mentionnent jamais les coûts pour la société de l’utilisation des pesticides. En décembre dernier, le Commissariat général au développement durable, faute de données, se contentait d’évaluer leur impact sur la pollution des eaux : entre 260 et 360 millions d’euros par an. Une étude Inra qui vient de paraître [^3] a traqué les évaluations internationales disponibles sur l’environnement (mortalité des pollinisateurs, etc.), la santé (travailleurs affectés), les aspects réglementaires (assainissement…) et les frais d’évitement (surcoût de la bio pour les consommateurs). Aux États-Unis, mieux documentés qu’ailleurs, ils s’élèvent à plusieurs milliards de dollars par an. Hors secteur sanitaire, le plus pesant. En 2015, l’une des rares études significatives chiffrait à 120 milliards d’euros par an l’exposition de la population européenne aux insecticides organophosphorés (très toxiques) et organochlorés (très rémanents), loin pourtant de recouvrir l’ensemble des pesticides. Côté herbicides, le scandale en cours concerne le glyphosate, molécule active du Roundup de Monsanto, le désherbant le plus vendu au monde. Classé cancérogène « probable » l’an dernier par l’OMS, le renouvellement pour quinze ans de son autorisation dans l’UE pourrait cependant être voté dans quelques semaines. Et ce en raison d’un avis contradictoire de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa), qui cumule les soupçons d’inféodation aux lobbys.

[^1] Le syndicat agricole dominant.

[^2] La loi Labbé de 2015 interdit les ventes de pesticides aux particuliers à partir de 2019 et aux collectivités à partir de 2021.

[^3] Citée par Le Monde, 19 mars.

L’alerte des médecins

Un collectif de praticiens dénonce l’effet nocif des pesticides sur la santé des patients et interpelle l’État sur ses responsabilités.

Deux ans après son lancement par des médecins du Limousin, l’Appel national des médecins compte 1 550 signatures de professionnels de la santé de toutes les régions de France. Le collectif « Alerte médecins pesticides » est ainsi devenu un interlocuteur reconnu par les pouvoirs publics sur la question des pesticides. « Tout est parti des interrogations de nos patients sur l’utilisation de pesticides dans les vergers de la région, raconte Pierre-Michel Périnaud, l’un des initiateurs de l’appel. Nous nous sommes donc documentés par solidarité envers eux car les pesticides ne s’arrêtent pas à la bordure des champs. » Leur mission consiste à alerter l’État sur ses responsabilités concernant les autorisations de mise sur le marché de ces produits et à protéger toute la population : agriculteurs, riverains et consommateurs.

En 2013, l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) a démontré les liens entre l’exposition aux pesticides et certaines maladies comme les cancers de la prostate, les leucémies ou la maladie de Parkinson. Si les études scientifiques abondent, le corps médical reste encore trop peu sensibilisé à cette problématique. « Nous remettons aussi en question notre propre métier, car les médecins ne sont pas formés et n’ont pas le temps de s’intéresser aux causes des maladies qu’ils dépistent et soignent », poursuit le Dr Périnaud. Ces « médecins activistes » tiennent désormais à s’associer à des spécialistes comme les endocrinologues ou les gynécologues sur la question des perturbateurs endocriniens (dont font partie les pesticides) pour gagner en légitimité. « On compare souvent cela au scandale de l’amiante, pour lequel il a fallu cinquante ans pour obtenir son interdiction, mais je ne suis pas pessimiste car la sensibilisation avance bien », affirme Jean-Philippe Courtial, médecin en Champagne-Ardenne.

Dans le cadre de la Semaine pour les alternatives aux pesticides (du 20 au 30 mars), l’association Générations futures a décidé d’interpeller à tous les niveaux en envoyant des courriers au ministère de la Santé, aux médecins généralistes et en diffusant une brochure de prévention dans les salles d’attente des cabinets médicaux.

Écologie
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