Ce réfugié dans ma salle de bains

Alors que la « crise des réfugiés » provoque des crispations de toute part, des citoyens se veulent solidaires et décident d’accueillir des exilés sous leur toit. Reportage

Célia Coudret  • 13 avril 2016 abonné·es
Ce réfugié dans ma salle de bains
© Célia coudret

Ils vivent en couple ou en famille, dans une maison ou un petit studio parisien. Ils ont choisi de partager leur domicile avec un étranger ayant fui la guerre, au risque de chambouler leur quotidien, leurs études ou leur vie de famille.

« L’image de cet enfant échoué, Aylan Kurdi, m’a fendu le cœur. Il m’a fait penser à mon petit-fils. » Pour beaucoup, comme Valérie Fauste, qui vit à Orléans avec son mari, il y a d’abord eu un déclic : « J’avais la sensation d’être restée trop longtemps dans ma bulle. » L’émotion est réelle, tout comme son besoin d’engagement. Mariée et mère jeune, une vie qui file droit : Valérie n’était pas une militante en puissance. Pourtant, un jour, elle contacte l’association Singa, qui a mis en place le dispositif Calm (« Comme à la maison ») pour accueillir un réfugié chez elle [^1]. Elle et son mari vivent désormais avec Amir, un exilé soudanais de 36 ans, à qui le couple prête une chambre depuis plusieurs mois. « Agir en tant que citoyen, j’ai longtemps cru que c’était aller voter, mais je ne me suis jamais sentie aussi citoyenne qu’aujourd’hui, avec Amir à la maison. » Pour elle, cela revenait à prendre position. « C’est aussi pour mes deux petits-enfants, dit-elle en regardant une photo de bambins encadrée dans son salon, je veux leur envoyer un message, celui de ne pas avoir peur. »*

Pour Séverine Gillet, mère de famille en banlieue parisienne, cette idée lui trottait dans la tête depuis longtemps. Le déclencheur : lorsqu’une amie lui confie qu’elle héberge un réfugié syrien chez elle, Ali. Dès lors, Séverine se met en relation avec plusieurs associations pour se porter volontaire. Or, il se trouve que son amie habite trop loin de Paris pour les démarches quotidiennes qu’Ali a besoin d’effectuer pour sa demande d’asile et son intégration professionnelle. Elle lui propose donc de prendre le relais. L’intermédiaire d’une amie s’avère plus rassurant pour le mari et le fils de Séverine, d’abord réticents. Le premier jugeait le projet de sa femme dérisoire face à l’ampleur des événements. « Sauf que moi, je ne pouvais pas assister à ces horreurs sans rien faire. C’est la goutte d’eau du colibri, mais, si chacun fait ce qu’il peut, on deviendra un pays plus humain et accueillant. »

Une vision partagée par Morgann Barbara Pernot, étudiante de 19 ans à Science Po Paris. La première fois qu’elle a hébergé un réfugié, ce n’était pas « prévu ». Elle accompagnait deux jeunes hommes dans leur demande d’asile. À force de se revoir, ils deviennent amis. Un soir, ils sont exclus du camp où ils sont hébergés et se retrouvent à la rue. Il fait froid, ils s’apprêtent à passer la nuit sous la pluie : « Je leur ai proposé de venir dîner au chaud le temps de se remettre. Finalement, ils sont restés dormir. » Mais, dans son studio de 12m2, accueillir plusieurs personnes n’était pas tenable. Elle a donc participé au lancement de « Refugees at home », une plateforme en ligne permettant de mettre en relation hébergeurs et exilés. Aujourd’hui, Morgann partage son studio avec Nasser, un mineur de 15 ans, jeune Afghan ayant dû fuir le pays.

« Comme beaucoup, mes parents étaient effrayés par cette “crise des réfugiés”, confie Morgann, mais, lorsque ces personnes ont un nom et un visage, on ne les perçoit plus comme une menace. »

Quotidien partagé

Valérie, elle aussi, a dû passer outre les craintes de ses parents. « À force de regarder la télé, ils ont peur. » Ils n’ont pas compris qu’elle laisse la maison à Amir le temps d’un week-end. « J’ai ri en imaginant Amir marcher dans Orléans avec l’écran plasma sous le bras ! C’est n’importe quoi, nous sommes les personnes en qui il a confiance. »

Quant à Séverine, son mari a peu à peu dédramatisé la présence d’un homme dans sa salle de bains « et dans son espace vital !, précise-t-elle. Il se protège davantage. Je crois que les hommes ont une notion de territoire plus forte que les femmes. » Son fils, d’abord méfiant malgré son empathie, se dit désormais fier d’avoir pu partager un bout de vie avec un réfugié syrien.

Pour ces hébergeurs, ce n’est pas qu’un engagement ponctuel : il se vit jour après jour. Il s’agit dès lors d’organiser un quotidien qui ne chamboule pas trop le cocon familial, la vie de couple ou les études. C’est pourtant inévitable pour -Morgann : « Je révise la nuit, autant dire que je ne dors pas beaucoup. »

Dans une maison, le quotidien est moins bousculé qu’en appartement, et l’hébergé peut être plus autonome. « Il faisait tout pour ne pas perturber la famille », se souvient Séverine à propos d’Ali, qu’elle a installé au 3e étage de la demeure familiale. Cependant, les repas sont restés un moment de partage quotidien : « Il s’étonnait du temps que cela pouvait prendre, alors qu’il nous faisait remarquer que nous vivions chacun de notre côté dans la maison. » Une observation qui n’est pas anodine. « Chez lui, la famille est la plupart du temps rassemblée dans une pièce commune, alors qu’ici c’est le repas qui nous permet de nous retrouver. »

Regard extérieur

Partager son quotidien avec un étranger amène à voir la société dans laquelle on vit sous un nouvel angle. Ancien professeur de français, Ali a pu avoir avec la famille de Séverine des conversations approfondies sur leurs modes de vie respectifs. « Il était surpris que, dans la rue, les gens ne se parlent pas. » Lorsqu’il est sorti pour la première fois dans le quartier, il n’y avait personne : « Il me demandait où les gens pouvaient bien être », se souvient-elle. Il lui a donc expliqué qu’en Syrie les gens vivent davantage dehors. « Il s’étonnait aussi qu’en France on se donne rendez-vous chaque fois que l’on veut se retrouver. Dans son pays, on a toujours du temps pour ceux qui passent à l’improviste. La vie y est moins cloisonnée. » Mais, s’il y a une remarque qui a poussé -Séverine à -repenser son mode de vie, c’est celle sur le rythme de son mari. Dirigeant d’une société, ce dernier rentre souvent tard le soir : « Chez lui, à partir d’un moment de la journée, on arrête son activité pour se consacrer à la vie sociale. Il me disait : “Vous ne vous rendez pas compte mais vous avez un rythme de vie effréné”. »*

Chez Valérie et son mari, les échanges peuvent être tout aussi déconcertants. « Pour Amir, le concept de famille mononucléaire n’était pas évident, puisqu’au Soudan un homme peut avoir quatre femmes. » La poly-gamie, question sensible… tout comme le mariage homosexuel, devenu légal en France : « Il en est resté bouche bée ! C’était important, car, dans ma famille, nous sommes directement concernés… et puis c’est aussi ça, la France. » Des questions de fond, qui amènent chacun à relativiser ce qui lui paraît « normal » ou pas.

La guerre, jamais bien loin

Pour Séverine et sa famille, même si Ali n’a jamais évoqué de scènes tragiques, le conflit syrien est resté omniprésent. Durant les trois mois où ils l’ont hébergé, Ali a perdu plusieurs proches, morts sous les bombes. « Il gardait toujours le sourire, mais on sentait sa douleur. Parfois, il ne sortait même plus de sa chambre. Si nous étions un peu perturbés, que dire de lui ? », raconte Séverine, encore émue. Pour elle, comme pour Valérie et Morgann, il ne s’agit pas pour autant de faire entrer la guerre chez soi. « De toute façon, elle est déjà dans les médias, tempère Séverine, évoquant les reportages que peut regarder son fils, lycéen averti, mais cela met un visage sur ces drames. »

Valérie, elle, n’a jamais interrogé Amir sur son histoire, elle ne se le permet pas : « Il n’a pas encore assez de vocabulaire pour en parler, mais, parfois, il y a des indices. » Un jour, un reportage sur Daech passe à la télévision… et Amir de déclarer spontanément : « Barbarie, pas muslim ! » Une autre fois, un sujet sur le Maghreb, et Amir qui s’écrie face à la carte de l’Égypte : « À pied, beaucoup marcher ! »

Plus qu’un hôte

Le quotidien se partage, une forme d’intimité aussi. Le jeune de 15 ans qu’héberge Morgann ne devait rester que quelques jours avant de partir à Calais, mais les contrôles dans les transports l’ont bloqué à Paris : « Je l’aime beaucoup. S’il reste plus longtemps, ce sera dur de le voir partir. Sauf que mes sentiments ne doivent pas l’empêcher de faire son chemin. »

Pour Valérie, il s’agit de rassurer son protégé : « Je ne suis pas sa mère mais, comme pour mes enfants, je lui explique qu’un jour il devra partir, même si on continuera de se voir. » Elle ne fixe pas de date limite. Pour elle, l’important est qu’il apprenne le français afin d’être autonome. Amir prend donc des cours quatre fois par semaine. Lorsqu’Ali a annoncé qu’il avait trouvé un moyen de se loger à Paris, Séverine s’est inquiétée qu’il soit seul. « Il a pratiquement l’âge de ma fille… et je l’ai plusieurs fois consolé. Partager sa vie ainsi, cela crée des liens que nous ne sommes plus amenés à tisser avec qui que ce soit. » Au-delà de l’engagement, accueillir un exilé chez soi, c’est aussi faire le choix de la rencontre.

[^1] En parallèle, des organisations religieuses ou connues, comme France Terre d’Asile, créent les moyens d’organiser cet élan de solidarité : Singa, Refugiés Bienvenue, Solibail, Refugees at Home… Des dispositifs alternatifs qui offrent une respiration pour pallier les carences de l’État.