La culture, variable d’ajustement ?

La lutte des intermittents pour défendre leur assurance chômage reprend dans un contexte de pénurie pour le spectacle vivant et de conflit autour de la loi travail. L’austérité venant justifier une forte tendance libérale anti-culture.

Ingrid Merckx  • 27 avril 2016 abonné·es
La culture, variable d’ajustement ?
© JEFF PACHOUD/AFP

Les intermittents sont passés en premier. Au lieu d’être traitées en toute fin de négociation comme à l’accoutumée, les annexes 8 et 10 régissant l’assurance chômage des professionnels du spectacle ont déjà fait l’objet de trois discussions entre les partenaires sociaux actuellement réunis pour négocier les termes de la convention Unedic 2016, qui prendra effet le 1er juillet. Ce qui n’est pas bon signe.

Les intermittents ont déjà appelé à ne pas tenir compte de la feuille de cadrage présentée par le Medef le 24 mars et qui prévoit 185 -millions d’euros d’économies sur leur branche. Soit un quart des allocations. « De quoi sonner la fin de l’intermittence », a alerté Samuel Churin, de la Coordination des intermittents et précaires, le 25 mars. « C’est pire qu’en 2003, où nombreux ont été les exclus du régime : cette feuille de cadrage réduirait les indemnités de tous les intermittents », renchérit Denis Gravouil, de la CGT Spectacle. Les professionnels du spectacle réclament du secteur – syndicats représentatifs et syndicats d’employeurs de la Fédération des entreprises du spectacle vivant (Fesac) – qu’il écrive un accord répondant à leurs besoins et prenant en compte leurs propositions.

« C’est en train de se faire », assure Denis Gravouil. Reste à savoir lequel, de ce futur accord ou du cadrage du Medef, va l’emporter. « C’est une question politique, reprend le syndicaliste. Manuel Valls s’est engagé en 2014 à protéger l’intermittence. C’est le moment ! »

« L’État ne laissera pas tomber les intermittents », a assuré Audrey Azoulay le 15 avril dans Libération. Pour la nouvelle ministre de la Culture, le cadrage 2016 du Medef est « une provocation ». Et même, a-t-elle ajouté, un « appel explicite à ce que ce soit le gouvernement qui finance une bonne partie des économies ». Ce qui n’est d’ailleurs pas une revendication des intermittents, lesquels voudraient voir l’État soutenir l’activité, l’emploi et les politiques culturelles, mais certainement pas cofinancer leur assurance chômage, qui repose sur la solidarité interprofessionnelle.

Ce nouveau bras de fer intervient dans une période de disette dans le spectacle vivant. La crise révélée au printemps 2015 se poursuit [^1]. On ne compte plus les lieux de diffusion et les festivals qui ferment leurs portes ou appellent à l’aide faute d’engagements financiers. Et moins de scènes, c’est moins de dates pour tout le monde. La baisse des dotations aux collectivités et aux associations est passée par là. Après le désengagement des municipalités arrive celui des départements et même des régions. « Le Centre dramatique de l’océan Indien, situé à Saint-Denis de La -Réunion, est en danger, a alerté le -Syndicat des entreprises artistiques et culturelles (Syndeac) le 15 avril. La ville de Saint-Denis, en effet, profitant de l’arrivée à échéance du mandat de la directrice, a signifié sa volonté de reprendre possession du lieu, quitte à perdre le label de centre dramatique. » En Lozère, département rural le moins peuplé de France, c’est le Théâtre de la Mauvaise Tête, seule structure locale ouverte sur la création contemporaine, qui fermera ses portes, sauf intervention miraculeuse (voir p. 23).

« Les décisions unilatérales de certaines collectivités concernant les établissements culturels de leur territoire deviennent de plus en plus nombreuses et décomplexées, fragilisant parfois jusqu’à l’anéantissement des structures implantées depuis de nombreuses années, dont l’engagement et le travail ne sont plus à prouver », poursuit le Syndeac, pour qui les acteurs de la décentralisation et de la démocratisation culturelles sont « au bord de l’asphyxie ».

Dans l’Allier, le budget culture a baissé de 6 % (voir p. 22). Le conseil départemental des Côtes-d’Armor a décidé de retirer 80 % de son budget à Itinéraire bis, structure de 19 salariés qui a accompagné 450 artistes, 271 projets, 166 festivals et événements depuis 2009… « Il est primordial que toutes les puissances publiques, État et collectivités territoriales, fassent front commun par le financement croisé des politiques culturelles afin d’affirmer une présence artistique permanente sur tous les territoires, insiste Catherine Vasseur, co–déléguée régionale Languedoc-Roussillon-Midi-Pyrénées du Syndicat national des arts vivants (Synavi). La culture ne peut et ne doit pas être une variable d’ajustement. »

« Je suis inquiète pour la saison qui s’annonce quand je vois le désengagement important des collectivités locales, affirme Audrey Azoulay. J’appelle simplement tous les mouvements à préserver les lieux culturels. » Le Premier ministre a annoncé un dégel de 50 millions d’euros pour la culture. « Insuffisant ! , selon Denis Gravouil. D’autant qu’une bonne part ne concerne pas les théâtres nationaux. » Selon la ministre, des « crédits nouveaux » devraient également permettre de soutenir les compagnies de théâtre et de danse et les ensembles musicaux. Lesquels sont aujourd’hui les plus fragiles et fragilisés.

« Les compagnies de cirque s’en sortent un peu mieux que celles de danse, témoigne Nolwenn Manac’h, de l’Avant-Courrier, association nantaise de production et de diffusion. Parce qu’elles peuvent jouer en salles l’hiver et dans les festivals l’été. Cela dit, il devient de plus en plus difficile de trouver des coproducteurs. Au lieu de deux ou trois partenaires prêts à investir 20 000 euros chacun dans un projet, il faut en réunir une vingtaine apportant de petites sommes, ce qui prend beaucoup plus de temps et complique les montages. Surtout, ils s’engagent sur la création mais beaucoup moins sur le préachat de spectacles. Ce qui fait que des compagnies répètent plusieurs mois sans être assurées d’un nombre minimum de représentations. »

Au programme des scènes conventionnées, très peu de musique. « Et toujours aussi peu de musiciens français dans les gros festivals de jazz de l’été : Marciac, Antibes, Vienne, etc., constate un trompettiste. En 1990, les musiciens de jazz vivaient en moyenne avec 2500 euros par mois. Aujourd’hui, la majorité gagne autour de 1000 euros. On redoute l’heure où il nous faudra exercer deux métiers. » Presque toute la profession, y compris en variétés et en musique classique, a vu ses dates de concert diminuer cette année. Certes, les écoles et conservatoires se sont développés et démocratisés, et le nombre de musiciens et d’artistes professionnels aurait été multiplié par cinq, mais la quantité de lieux susceptibles de les produire décroît. Dans ceux qui restent, c’est la foire d’empoigne, la course aux moins offrants (« une date plutôt que rien ») ou des cachets qui n’ont pas augmenté depuis trente ans.

On moque volontiers une génération qui aurait profité d’un âge d’or dans les années 1980 et ne saurait pas s’adapter aux nouvelles exigences du métier : être à la fois son propre agent, attaché de presse, producteur et diffuseur… La vérité, c’est que la culture n’a plus le vent en poupe. « Mélange de cure d’austérité et de retour de l’ordre moral, résume Denis Gravouil. Pour beaucoup d’élus, la culture apparaît comme accessoire, voire dangereuse, subversive. On entend ressurgir le débat sur l’élitisme de la création contemporaine, et même de la haine pour les cultures urbaines. S’épanouit une tendance “culture française de patrimoine” d’allure assez pétainiste. »

Bien malin qui pourra distinguer les contraintes économiques des motifs idéologiques. Il n’y a pas « trop » d’artistes, comme le Medef voudrait le faire croire, accentuant la concurrence entre ceux qui résistent au durcissement de leurs conditions de travail, mais plutôt une « idéologie libérale anti-culture » en pleine expansion. Si l’offensive vient surtout des élus républicains, la gauche n’est pas en reste. Les élus de la Fédération nationale des collectivités territoriales pour la culture (FNCC) sont en plein désarroi. « On se dit aussi que les arbitrages budgétaires en matière culturelle se verront moins, glisse Denis -Gravouil. On oublie que c’est un secteur qui n’est pas menacé par la robotisation et la mécanisation, et offre d’énormes perspectives de développement. » Au sens large.

[^1] Voir Politis n° 1361.

Politique culturelle
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Rideau sur le spectacle
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