« Pour un populisme de gauche »

Chantal Mouffe analyse le mouvement Nuit debout dans le contexte des nouvelles mobilisations en Europe et au-delà.

Olivier Doubre  • 20 avril 2016 abonné·es
« Pour un populisme de gauche »
© ALAIN JOCARD/AFP

Professeur de théorie politique à l’université de Westminster, à Londres, la philosophe belge Chantal Mouffe travaille sur les mouvements de la nouvelle gauche radicale, son éditeur français -n’hésitant pas à la qualifier d’« inspiratrice » de celle-ci. Compagne d’Ernesto Laclau, intellectuel anglo-argentin disparu en 2014, elle a écrit avec lui d’importants ouvrages sur le renouvellement de la gauche critique à partir des années 1980, comme le célèbre Hégémonie et stratégie socialiste (1985). Ses ouvrages, la plupart rédigés en anglais, commencent à être traduits en France, avec souvent des années de retard.

Proche de Podemos en Espagne, Chantal Mouffe, de passage à Paris pour la parution en français de L’Illusion du consensus (2005) [^1], aborde ici la mobilisation Nuit debout et ses possibles évolutions.

Ce qui se passe actuellement place de la République et ailleurs avec Nuit debout traduit-il, selon vous, la nécessité du conflit dans les sociétés démocratiques ?

Chantal Mouffe Il faut faire attention à ne pas tirer de conclusions trop hâtives ni à cataloguer trop vite ce genre de mouvement et ses participants. Cependant, je crois que cette mobilisation montre le caractère erroné du prétendu consensus politique tendant vers le centre, vanté depuis plusieurs décennies par les libéraux comme le signe d’une démocratie apaisée et plus mûre. C’est-à-dire cette illusion d’une société « post-politique », comme je l’appelle dans mon livre. Concernant votre question, il s’agit de savoir si ce mouvement Nuit debout (comme d’autres) représente bien une critique de l’approche libérale d’une démocratie consensuelle.

Toutefois, si l’on regarde par exemple le mouvement des Indignés espagnols, ceux-ci défendaient l’idée que la démocratie représentative n’était pas une véritable démocratie, et qu’il fallait au contraire rechercher un consensus au sein du peuple, synonyme d’une vraie démocratie qui l’unirait. Je crois qu’il s’agissait d’une illusion : non pas une illusion post-politique et néolibérale, cette fois, mais l’illusion d’une démocratie directe avec le mythe d’une société réconciliée. Car la politique naît par définition du conflit entre des points de vue divergents et elle doit permettre l’expression de différentes alternatives, portées par des adversaires politiques.

On ne peut évidemment pas savoir comment évoluera Nuit debout, mais l’un des enjeux est de savoir s’il fera sienne la vision (illusoire selon moi) d’une société à réconcilier, au nom d’une démocratie de la base, comme le rêvaient les Indignés, ou plutôt celle de Podemos, qui insiste sur la différence entre le peuple et la caste, donc d’une alternative entre une société libérale et une société redistributrice des richesses. Podemos est né quand le mouvement des Indignés, au bout de deux ans, commençait à s’essouffler et que le Parti populaire venait de remporter la majorité absolue des sièges aux Cortes.

Au-delà de ce type d’expériences, qu’est-ce qu’une démocratie citoyenne ? Et quel type de mobilisation exige-t-elle ?

J’emploie à dessein une expression qui peut paraître choquante, mais je crois que nous avons besoin d’un populisme de gauche. Aujourd’hui, pour toute une série de -raisons qui ont à voir avec l’évolution des partis sociaux-démocrates mais aussi avec le capitalisme financier post-fordiste, il est difficile d’établir la frontière, qui reste pourtant pour moi fondamentale, entre la gauche et la droite. Notamment parce que la gauche se réfère trop à une conception d’elle-même de type sociologique, c’est-à-dire grosso modo représentant organiquement les intérêts d’une classe ouvrière organisée. Or, même si on ne travaille pas en usine, on est tous affectés par le capitalisme financier. Avec, d’un côté, une paupérisation et surtout une précarisation de la classe moyenne et, de l’autre, l’accroissement d’une classe de super-riches. Nos pays sont donc en train de « s’oligarchiser ». Aussi, la frontière doit être établie de manière à fédérer toutes ces demandes potentielles contre le système néolibéral, ce qu’exprime bien cette idée de convergence des luttes. C’est ce que j’appelle construire un peuple de gauche.

Selon moi, construire la frontière entre ceux d’en bas et ceux d’en haut, c’est construire cette frontière d’une manière populiste. C’est pourquoi je n’hésite pas à en appeler à un populisme de gauche. Et je crois que cette dynamique ne peut s’établir que sur une synergie entre un parti politique rénové et le mouvement social. Un parti rénové qui s’appuie sur les mobilisations citoyennes.

Ceux qui veulent se limiter au mouvement social en restant à la base, dans une démarche de démocratie directe un peu naïve, ne vont pas aller très loin. On l’a vu avec les mouvements Occupy, qui étaient très intéressants mais qui se sont épuisés sans se transformer en demandes politiques explicites. Il est donc indispensable d’avoir une traduction politique et institutionnelle.

Les gens de Podemos ont présenté leur parti comme « une machine de guerre électorale », et il faut leur reconnaître qu’en à peine deux ans ils sont arrivés à recueillir près de 21 % des voix, et surtout seulement 300 000 voix de moins que le PSOE !

Justement, vous expliquez dans votre livre que la cible principale doit être non pas tant la droite que la social-démocratie, qui a abandonné la culture du conflit pour les logiques néolibérales, ou post-politiques, et cette « illusion du consensus »…

Je suis convaincue que ce sont les représentants de cette social-démocratie qui sont responsables de la montée du Front national en France et, au-delà, des populismes de droite. La principale raison est qu’ils ont accepté le dogme prétendant qu’il n’y a pas d’alternative à la globalisation néolibérale, faisant mine de croire qu’il s’agirait d’un destin irréversible. En fait, ils ne reconnaissent pas que la situation actuelle est le résultat d’une hégémonie, établie par une série de mesures et de pratiques à différents niveaux – qu’il est tout à fait possible de déconstruire et de transformer. C’est une question de volonté politique, et la leur est non de subir mais bien de maintenir en place ce dogme ! Par conséquent, le peuple s’est retrouvé sans personne pour le représenter.

Surtout, la social-démocratie a littéralement offert ce terrain aux populismes de droite, qui, eux, disent qu’ils ont une alternative à proposer ! Elle a donc une énorme responsabilité en ayant fait sien ce dogme néolibéral.

En quels mouvements en Europe placez-vous un espoir de changement ?

En Belgique, il y a un mouvement citoyen, à la fois du côté wallon et du côté flamand – ce qui est très intéressant car ils travaillent ensemble –, qui s’appelle en français « Tout autre chose » et dont on pourrait traduire le nom flamand par « Le cœur au-dessus de l’austérité ».

Au Royaume-Uni, j’ai beaucoup d’espoir en Jeremy Corbyn, alors que je n’en ai pratiquement plus aucun quant à une possible transformation de la social–démocratie. Il a bien sûr une grande partie de l’appareil du parti contre lui, mais il a toujours été présent dans tous les mouvements sociaux, par exemple contre la guerre en Irak ou avec les étudiants contre l’augmentation des droits d’inscription à l’université. Mais, surtout, il a été porté à la tête du parti par une sorte de mouvement citoyen atypique, puisque les gens ont pu, moyennant une faible somme d’argent, s’inscrire pour voter au scrutin désignant le dirigeant du Labour. Et cela a été massif.

Enfin, en Pologne, se développe actuellement, face au gouvernement ultraconservateur, un mouvement qui s’appelle Razem, ce qui signifie « Ensemble », très proche du modèle de P-odemos. Tout cela est à suivre de près.

[^1] L’Illusion du consensus, Chantal Mouffe, traduit de l’anglais par Pauline Colonna d’Istria, Albin Michel, 198 p., 17,50 euros.

Politique
Publié dans le dossier
Réinventer la démocratie
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