Nuit debout : « Une école politique »

Rassemblements hétéroclites et mouvants, les Nuits debout se dressent partout en France, dans les villes et les villages. Dans les quartiers populaires, le mouvement a plus de mal à prendre.

Ingrid Merckx  • 11 mai 2016 abonné·es
Nuit debout : « Une école politique »
© Franck CHAPOLARD/CITIZENSIDE/AFP

Nuit debout mérite décidément le pluriel. Car il y a presque autant de Nuits debout que de villes – et de villages – où s’organisent des rassemblements depuis le 31 mars. Si le principe est le même – rendez-vous donné en fin de journée sur une place publique –, la fréquence et les actions varient. À Sète, les Nuit-deboutistes se retrouvent les mardis et jeudis place Aristide-Briand. À Nancy, ce sont les vendredis et samedis sur la place Stanislas. À Beauvais, il y a déjà eu trois Nuits debout, le samedi, avec des artistes. À Lyon, où ils se retrouvent sur la place Guichard, proche des quartiers populaires, le mouvement serait le deuxième le plus suivi en France. À Cahors, « ça fanfare et ça swingue, ça bouquine et ça déglingue la loi El Khomri sur le parvis de la mairie ». Mais qui « ça » ? « Beaucoup de jeunes (et moins…), des précaires, des sans (travail ou autre !), des salariés inquiets, bref des citoyens cadurciens et lotois en prises de parole autogérées », répond un communiqué.

« Nuit debout est apparue comme un désir de communauté », analyse sur Mediapart le philosophe Jacques Rancière, qui reconnaît « une jeunesse en lutte ». Mais une jeunesse qui commencerait dès le lycée et se prolongerait tard dans la vie professionnelle, la précarité dressant un pont entre les classes moyennes et les classes populaires et ouvrières, que Fahima, de la commission banlieue de la place de la République, voudrait voir « réunifiées ».

Des rassemblements hétéroclites de personnes en colère qui ne croient plus à la représentation politique mais ont envie de « faire quelque chose », sur le mode « l’union fait la force ». En commençant par exprimer une défiance envers « une oligarchie qui a pris le contrôle de l’économie, des médias, de la justice, du gouvernement », résume l’appel lancé par le journal satirique Fakir le 23 février. « L’objet de cette rencontre, au-delà des prises de parole en public, c’est que se croisent des rouges et des verts, des prolos et des intellos […] contre l’extrême droite, la droite de droite et la “gauche de droite”. »

De gauche, Nuit debout ? Ou « la » gauche ? Antifasciste, antiraciste, anticapitaliste, féministe… Anti-partis aussi, ce que vivent un peu durement certains militants de base, qui hésitent à dire leur encartage, ou certains élus locaux, qui n’osent pas trop se montrer sur les places. Mais pas anti-syndicats, contrairement aux Indignés espagnols, puisque c’est la lutte contre la loi travail qui a servi de détonateur et qui continue à rassembler. « La gauche telle qu’elle fut connue n’existe plus », constate le politiste Gaël Brustier [^1]. Il voit dans ce mouvement une « force qui impose ses questions propres » au cœur du débat public, une « avant-garde qui doit à la fois s’investir et s’effacer », mais aussi l’antidote à 2015, année noire marquée par les attentats, l’affaire Goodyear, les intellectuels réactionnaires, le désenchantement… « Le leitmotiv est moins la révolution que l’autonomie,écrit-il. Ne plus subir, reprendre son destin en ses propres mains. » Pas le grand soir dont rêvent les anarchistes, mais une « représentation survivaliste du grand réveil ».

Un réveil « blanc » et « bobo » ? L’accusation est venue vite, comme pour tancer un peuple qui ne ferait pas assez peuple. « La France est quand même majoritairement blanche, s’étonne Jean-Riad Kechaou, enseignant en Seine-et-Marne et membre de la commission Éducation de Nuit debout à Paris. Et puis c’est qui, les bobos ? Des intellos qui gagnent moins de 2 000 euros par mois ? » À Paris, à Lyon et à Marseille, on s’est rapidement posé la question des quartiers populaires. Faut-il y déplacer les rassemblements ? Comment faire venir leurs habitants en centre-ville ? La convergence ne se fait pas aussi simplement que pour les spectateurs du film de François Ruffin, Merci patron ! « Les quartiers populaires ne connaissent pas Nuit Debout, souligne Fahima, la loi El Khomri, ils sont déjà dedans depuis des années. On envisage un “bus tour” dans ces quartiers. »

Créteil, Saint-Ouen, Malakoff, -Montreuil, Fontenay-sous-Bois, Aubervilliers… Les Banlieues debout ont « du mal à prendre ». Moins de cent personnes en général, des « déjà militants », pas de « jeunes des cités », peu de « travailleurs ». « Ce qui caractérise la banlieue, c’est un mélange de précarité et de pragmatisme »,remarque Frédéric, élu d’opposition à Saint-Ouen. Nuit debout, avec son côté « arbre à palabres », défierait trop ce pragmatisme ? C’est un peu moins vrai au Blanc-Mesnil, et encore moins à Saint-Denis, seule ville de banlieue parisienne vraiment debout sur quatorze qui se lèvent. Les réseaux associatifs et syndicaux ont des ramifications profondes dans cette commune très mélangée, et la mairie a joué la bonne intelligence plutôt que la tolérance prudente observée ailleurs.

Mouvement local ou parisien, Nuit debout ? « Il nous faut du temps, réclame Antoine, ex-NPA et animateur radio à Rodez, où les rendez-vous ont lieu au pied du musée -Soulages, 4 fois par semaine. On dit que le mouvement ralentit parce qu’il entre dans une autre phase à Paris, mais il commence juste à prendre ailleurs ! Il nous faut nous organiser, nous faire connaître. » « On voit des gens de tous les âges, de toutes les catégories sociales et de tous les quartiers,poursuit-il_. Les habitants des quartiers populaires ne viennent pas avec des envies de commissions particulières ou des questions identitaires, ils se posent les mêmes que tout le monde. »_ Un exemple de convergence réussie ?

« Nuit debout est une école politique, considère Loïc, de la compagnie de théâtre engagé Jolie Môme et membre de la commission Sérénité à Paris. Même pour les déjà militants, pas d’évidences, tout est remis à la discussion. Mais ça avance ! On réfléchit ensemble, on s’auto-forme, il y a une belle écoute, on apprend énormément… » « On peut ironiser sur la remise en cause de la démocratie représentative, confie Frédéric, et être un peu impatient de voir vers quoi Nuit debout va évoluer, mais, de ma vie de militant, je n’avais jamais vu ça : autant de gens assis dans la rue par terre et occupés à parler politique et actions à venir. »

Même sentiment chez Marc, enseignant, qui suit le mouvement à Malakoff : « Nuit debout, c’est une grande respiration. » Comme après une période de coma.

[^1] #Nuitdebout. Que penser ?, Gaël Brustier, éd. du Cerf, 104 p., 9 euros.

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