Brexit : Un pays déchiré

Après l’assassinat de la députée travailliste Jo Cox, c’est la violence de la campagne qui est mise en cause. Correspondance.

Sanséau Emmanuel  • 22 juin 2016 abonné·es
Brexit : Un pays déchiré
© Photo : JACK TAYLOR/AFP.

Quel que soit le mobile du tueur, l’assassinat de la députée travailliste Jo Cox, abattue par balles le 16 juin devant sa permanence de Birstall, dans le nord de l’Angleterre, a agi comme un révélateur tragique de la violence du débat autour du Brexit. Sans que l’on puisse encore mesurer son impact sur le référendum du 23 juin, ce drame a mis en évidence le cynisme et l’extrémisme des arguments utilisés de part et d’autre. La campagne anti-immigrés d’une partie de la droite et de l’extrême droite, favorables à la sortie de la Grande-Bretagne de l’Union européenne, aurait pu inspirer le geste de Thomas Mair, connu pour être proche de groupes néonazis. Un soupçon corroboré par des témoins qui ont entendu le meurtrier crier « Britain first » (Grande-Bretagne d’abord) tandis qu’il tirait sur Jo Cox.

Il est vrai que, peu à peu, la campagne a atteint des sommets de démagogie. La question « Le Royaume-Uni doit-il rester membre de l’Union européenne ou la quitter ? » a rapidement été éclipsée par d’autres débats. Pour guider le vote des électeurs, les politiques ont déployé des arguments aussi acharnés que décevants. D’un côté, favorable au maintien dans l’Union, une campagne d’experts-comptables -accusés par leurs adversaires de manœuvres anxiogènes. De l’autre, favorable au Brexit, une xénophobie à la Boris -Johnson, ancien maire de Londres.

Au total, le référendum est apparu moins comme une affaire d’honnêtes convictions que de tactiques politiciennes. Ce qui, de toute façon, solde l’échec d’une opération voulue par David Cameron. En 2013, le Premier ministre avait promis cette consultation sous réserve qu’il soit réélu en 2015, espérant neutraliser l’essor du très europhobe Ukip et clouer le bec à la turbulente aile euro-sceptique de son parti.

Mais David Cameron est pris à son propre piège. Pour éviter une sortie de l’UE, il a rassemblé la majorité de ses ministres et obtenu le soutien d’une grande partie du patronat, du secteur bancaire, d’une panoplie « d’experts », de la presse libérale, de députés conservateurs et travaillistes. Mais son parti sort de cette campagne en lambeaux. Pour peu qu’il ait eu l’intention de dépassionner le débat, son flot incessant de pronostics alarmistes sur les effets d’un Brexit – fournis par le FMI, la Banque d’Angleterre ou le Trésor britannique – l’a davantage transformé en épouvantail qu’en défenseur passionné de l’Union. « Pour l’économie britannique, quitter l’UE équivaudrait à s’automutiler. […] Le pays serait appauvri pour toujours », martelait en avril George Osborne, ministre des Finances. Ce qui a fait apparaître le camp des anti-Brexit comme celui de la finance et des élites de la société.

Jo Cox, une femme de convictions

C’est une femme aux fortes convictions qui est tombée sous les balles d’un militant d’extrême droite, le 16 juin, à Birstall, dans le West Yorkshire. Avant d’être élue députée travailliste, en 2015, Jo Cox avait été une militante associative, notamment auprès de l’association Oxfam International. D’un milieu très modeste – son père était ouvrier d’usine et sa mère secrétaire dans une école –, elle avait réussi à accéder au prestigieux ­Pembroke College de l’université de Cambridge, où, disait-elle, elle avait pris conscience du poids des origines. Elle avait travaillé un temps auprès de Sarah Brown, l’épouse de l’ancien Premier ministre Gordon Brown, successeur et héritier politique de Tony Blair. Cela restera la contradiction de Jo Cox, qui n’a jamais fait partie de l’aile gauche du Parti travailliste, tout en affichant des positions qui l’en rapprochaient. Elle regrettera même publiquement le soutien qu’elle avait apporté à Jeremy Corbyn lorsque celui-ci accédera à la tête du Labour. Mais ses principaux engagements ont surtout concerné le Proche-Orient. Elle était de ceux qui pensent que le problème Daech doit se régler en même temps que le sort de Bachar Al-Assad. Elle s’était prononcée contre la participation de la Grande-Bretagne à la coalition. Militante de terrain, elle combattait inlassablement pour l’accueil des immigrés, notamment syriens. Jo Cox était également engagée dans la campagne de boycott d’Israël. Ce qui lui valait de solides inimitiés.

Si le camp pro-européen a noyé le débat dans sa monomanie économiste, ses adversaires, eux, ont plongé tête baissée dans le populisme droitier, à grand renfort d’arguments manipulateurs. Dans leurs rangs se dressent les conservateurs eurosceptiques (dont plusieurs ministres), une poignée de chefs d’entreprise terrorisés par la « bureaucratie bruxelloise » et la presse tabloïd. À – « l’Europe réformée » de -Cameron, ils opposent une souveraineté rapatriée à Londres, un contrôle accru des frontières pour réduire l’immigration et d’importantes économies réalisées en se délestant de la contribution du pays au budget européen. Sur ce dernier point, les pro-Brexit assurent que l’UE détrousse chaque semaine le contribuable britannique de 350 millions de livres (447 millions d’euros) – un chiffre erroné –, alors que cet argent « devrait être utilisé pour les priorités comme les services de santé ». De la part de conservateurs pour qui l’austérité à perpétuité est le seul projet de société, on imagine difficilement argument plus cynique.

Le camp pro-Brexit a, en outre, profité d’un porte-parole tonitruant en la personne de Boris Johnson, coqueluche de la presse londonienne. Avec une élégance rare, l’ex-maire de Londres a comparé l’Union européenne au IIIe Reich puis s’en est pris à l’immigration et à l’establishment – dont il est pourtant un fidèle rejeton. Pour celui qui lorgne jalousement sur le poste de Premier ministre, soutenir le Brexit est davantage un tremplin carriériste qu’une affaire de principes.

Parasité par ces enjeux, le débat a exacerbé les divisions au sein du Conservative Party, au point de fragiliser la direction de Cameron à la tête du pays. Élu avec une petite majorité, il s’est mis à dos cinq membres de son cabinet et près de la moitié de ses députés. Ces dernières semaines, plusieurs conservateurs euro-sceptiques ont appelé à de nouvelles élections générales après le référendum, quel qu’en soit le résultat. Cameron attendait du référendum qu’il apaise la querelle européenne, il récolte une guerre civile dans ses propres rangs.

Opposé à une Europe « souffrant depuis toujours d’un sérieux déficit démocratique », partisan de la sortie de la Communauté économique européenne (CEE) au référendum de 1975, Jeremy Corbyn s’est finalement prononcé contre un « Brexit conservateur ». Le chef du Labour a discrètement plaidé pour une Union qui protège « les travailleurs, les consommateurs et l’environnement » et pour la réformer « de l’intérieur ». C’est que le gouvernement Cameron s’est enfoncé si profondément dans l’ornière néolibérale que le maigre tissu de droit social garanti par l’UE semble justifier d’y rester.

La plupart des syndicats et les Verts du Green Party ont adopté une position similaire, tandis que l’euroscepticisme de gauche est demeuré cruellement inaudible. Pour celui qui aspire à un gouvernement Labour en 2020, on imagine difficilement Bruxelles laisser libre cours à ses ambitions socialistes.

Ne reste donc qu’une inconnue : la participation au scrutin. Tandis que le camp du maintien dans l’Union dépend lourdement des jeunes, majoritairement pro-européens mais moins enclins à voter, ses adversaires comptent sur des électeurs plus âgés et davantage mobilisés. En cas de scrutin positif, le Premier ministre a obtenu d’importantes concessions de Bruxelles pour renforcer le « statut spécial » du Royaume-Uni au sein des Vingt-Huit. Il devrait obtenir un droit de regard sur les affaires de l’Eurogroupe pour protéger les intérêts de la City. Il pourrait aussi bloquer le versement de certaines aides sociales aux immigrés européens pendant les quatre premières années de leur séjour. Les conséquences directes d’un Brexit sont plus incertaines. Le royaume devrait renégocier ses relations politiques et commerciales avec le continent, ce qui prendrait des années. Cameron y survivrait difficilement.

Depuis des mois, les préoccupations des Britanniques ont été inlassablement disséquées : destruction de leurs services publics, crise du logement, précarité, coût prohibitif de l’éducation supérieure. Aucune campagne n’a semblé en mesure d’y répondre. Ce 23 juin, le dilemme qui leur est proposé peut se résumer ainsi : « Endommager profondément l’économie » ou être la proie de « terroristes et de kidnappeurs venus de pays comme la Turquie ».

Monde
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Brexit : Une campagne assassine
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