Non, 2016 n’est pas (tout à fait) 1936 !

A l’occasion des 80 ans du Front populaire, Politis publie un hors-série anniversaire disponible en kiosques actuellement, dont nous vous proposons ici un extrait.

Morgan Poggioli  • 13 juin 2016 abonné·es
Non, 2016 n’est pas (tout à fait) 1936 !
© Des ouvriers en liesse lors de grandes grèves de mai-juin 1936.Photo : Archive/AFP.Crédit photo texte : REMY GABALDA/AFP.

Si notre époque présente de saisissantes ressemblances avec les années 1930, la situation diffère pourtant et l’histoire ne se reproduit jamais à l’identique.

En ce quatre-vingtième anniversaire du Front populaire, nombreux sont ceux qui voient en la période actuelle une réminiscence des années 1930, et il faut bien admettre que les parallèles sont aussi abondants que tentants. Du Jeudi noir de 1929 à la crise des subprimes en 2007 en passant par la montée des nationalismes à l’échelle européenne et même au-delà, de la politique de déflation sous Laval à celle d’austérité/rigueur sous Valls, du Mur d’argent aux Panama papers, sans compter l’irruption de crises migratoires – aujourd’hui les Syriens, Irakiens et Afghans, hier les antifascistes italiens, les (juifs) allemands, les républicains espagnols –, les similitudes ne manquent pas pour comparer la France de François Hollande à celle de Léon Blum. De là à conclure que la situation que nous vivons ne serait que la répétition d’une séquence déjà presque centenaire, il y a une barrière que l’historien a encore du mal à franchir.

Si nous revenons sur quelques-uns de ces éléments, comme la crise économique, par exemple, il est certain que des mécanismes similaires opèrent à plus de quatre-vingts années de distance et aboutissent aux mêmes conséquences que sont le chômage de masse, la paupérisation et la fragilisation du salariat. Pourtant, les structures macroéconomiques de ce XXIe siècle sont bien éloignées de celles contre lesquelles les millions de grévistes des mois de mai et juin 1936 s’étaient soulevés. D’abord, le capitalisme industriel s’est incliné devant un capitalisme financier qui, après avoir déshumanisé le travail, a fini par déshumaniser le patronat lui-même en ce sens où le capitaine d’industrie des années 1930 était une personne physique à qui les ouvriers pouvaient (difficilement) s’adresser et qui a quasiment disparu aujourd’hui au profit d’un actionnariat abstrait, parfois fantasmé, mais irrémédiablement absent du lieu de travail et déconnecté de la production.

Ensuite, la France de 2016 est le pays de la désindustrialisation et de la tertiarisation du salariat, alors que celle de 1936 avait connu, avant la crise, l’un des développements industriels les plus importants à l’échelle européenne. Et ce sont justement les travailleurs du secteur secondaire – ouvriers de la métallurgie et de l’automobile en particulier – qui avaient été le fer de lance du mouvement gréviste alors que les services publics étaient restés relativement calmes. Quant au chômage, rappelons qu’à l’époque il n’était pas pris en charge par l’État. Le secours aux chômeurs s’organisait au niveau local, par les municipalités principalement, avec toutes les difficultés que l’on peut imaginer et les disparités de traitement qui les accompagnaient.

Concernant la montée des droites extrêmes et du populisme, il est certain que les succès du FN en France, de Droit et Justice en Pologne, du Ukip en Angleterre, etc. ne sont pas sans rappeler les victoires des formations, autrement plus radicales, allemandes ou italiennes, voire d’Europe centrale, qui utilisaient les mêmes ressorts. De plus, le développement de la droite extra-parlementaire qui caractérisait le champ politique des années 1930 (Croix-de-Feu, Camelots du roi, Jeunesses patriotes) peut entrer en résonance avec les nouveaux Jour de colère, Manif pour tous et autres Printemps français. Mais, s’il est indéniable qu’il y a dans leur forme et leurs actions une filiation possible, assimiler la radicalisation d’une partie de la droite française aux ligues paramilitaires du 6 février 1934 paraît exagéré. En effet, l’antiparlementarisme violemment exprimé lors de ces émeutes ne peut être assimilé aux contemporaines quêtes d’autorité ou aspirations à un État fort ; réserves vis-à-vis du régime qui n’émanent d’ailleurs pas uniquement de la droite mais que l’on retrouve également à gauche, suivant d’autres logiques, avec en particulier le souhait d’une VIe République.

Gauche et syndicats en crise

En dehors de ces points possibles de convergence, de très nombreux éléments empêchent de mettre sur un pied d’égalité notre situation et celle des Temps modernes ; en premier lieu, l’état de la gauche française. Alors que la victoire du Front populaire en mai 1936 concluait un processus unitaire entamé deux ans plus tôt, force est de constater aujourd’hui la désunion qui règne à gauche alors que le PS est au pouvoir depuis 2012. La tentative de construction d’un Front de gauche en 2009, s’inspirant ouvertement de l’expérience de 1936, montre qu’au-delà de l’effondrement du PCF (initiateur du Front populaire à l’époque), la construction d’une alternative politique s’avère compliquée, et ce malgré quelques succès notables. Elle se solde en tout cas aujourd’hui par un échec patent.

© Politis

À cette déliquescence de la gauche -politique s’ajoutent l’éclatement du syndicalisme et un phénomène de désyndicalisation avancé, alors que même les organisations économiques de la classe ouvrière des années 1930 ont joué un rôle essentiel. D’abord à l’initiative de la réaction antifasciste avec la grève générale du 12 février 1934, autour d’une matrice de défense républicaine, la CGT (socialisante) et la CGTU (communisante) étaient parvenues à surmonter leurs divisions et à entériner leur réunification.

Cette unité syndicale, qui avait précédé de quelques mois les élections législatives de 1936, avait à la fois permis de renforcer l’élan unitaire de la gauche et de régénérer l’action revendicative des salariés, et allait entraîner une véritable ruée syndicale, avec plus de quatre millions d’adhérents. Aujourd’hui, l’unité syndicale n’est plus à l’ordre du jour depuis le « Tous ensemble » des mouvements de grève de 1995, et la crise actuelle du syndicalisme ainsi que son extrême division s’inscrivent à rebours de l’apogée qu’a pu représenter 1936 dans l’histoire du syndicalisme hexagonal.

Plus largement, les années 1930 se singularisaient par la constitution d’organisations et de cultures de masse en totale contradiction avec notre ère de l’individualisme roi et où les formations ou partis traditionnels sont désavoués par de nouvelles – en tout cas revendiquées comme telles – modalités d’action collective, à l’instar de Nuit debout. Mais, au motif d’autonomie, les différents appels à une convergence des luttes ont peu de chance d’aboutir puisqu’ils se refusent dans le même temps (et pour l’instant) à proposer une issue politique au mouvement. À l’inverse, la constitution du Rassemblement populaire à l’été 1935, qui regroupait plus d’une centaine d’organisations (associations, partis, syndicats, formations de jeunesse), s’était donné comme objectif d’élaborer un projet qui prit la forme d’un programme commun de gouvernement adopté en janvier 1936.

Perte d’héritage militant

Enfin, si le XXe siècle fut celui des idéologies, le XXIe semble en devenir le tombeau au profit des religions. Depuis la chute de l’URSS (véritable objet de fascination ou de répulsion dans les années 1930), et plus encore ces dix dernières années, les références idéologiques se sont diluées. De Sarkozy évoquant Léon Blum à Valls se référant à Clemenceau (le « premier flic de France », pas le dreyfusard ou l’anticolonialiste) en passant par Marine Le Pen ou Steeve Briois se réappropriant Jaurès, les pièces maîtresses de l’échiquier politique tombent les unes après les autres. On assiste à une véritable perte des héritages militants et à une inquiétante absence de culture historique chez une partie des élites politiques et de leurs bases.

Le fait qu’une loi comme la loi El Khomri soit portée aujourd’hui par un gouvernement socialiste montre bien l’écart, pour ne pas dire le fossé, existant entre la gauche réformiste actuelle, qui, sous couvert de modernité, tend à instaurer une inversion des normes en termes de droit du travail, et celle de Léon Blum, qui, a contrario, rendit obligatoire en 1936 les conventions collectives, imposa le respect de la liberté syndicale et instaura les modalités d’un dialogue social, certes difficile (délégués-ouvriers, conciliation, arbitrage), mais dont on recherche encore vainement maintenant les voies pour y parvenir.

Aussi, malgré des parallèles séduisants et des coïncidences qui peuvent paraître troublantes aux yeux de nos contemporains, l’historien, qui se méfie par nature des anachronismes, aura tendance à insister sur la différenciation des contextes politiques et de leurs enjeux socio-économiques ainsi qu’à mettre en lumière leurs évolutions. Il n’en reste pas moins que, quatre-vingts ans plus tard, les valeurs portées par le Front populaire, avec la triade « Le pain, la paix, la liberté », n’ont pas totalement disparu et résonnent encore dans une partie du peuple de gauche comme un espoir de « lendemains qui chantent » dans un contexte de désarroi moral et de pessimisme généralisé.

Commander le hors-série #64 : 1936-2016, que reste-t-il du Front populaire ?

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