La rue est à nous : Une longueur d’avance

L’artiste espagnol Fermin Jimenez Landa exécute des peintures murales provocantes. À contre-courant, et sans prévenir, il s’invite aussi dans les piscines privées.

Jean-Michel Véry  • 20 juillet 2016 abonné·es
La rue est à nous : Une longueur d’avance
© Elisa Murcia-Artengo

Des fragments de drapeaux ornant le mur d’un immeuble blanc du quartier Saint-Claude, à -Besançon. Aux couleurs de la Palestine, du Pays basque, de l’État islamique, de la Corse ou de l’ancienne République soviétique, portées haut sur une fresque de dix mètres sur quinze. Du grand format. Une composition réalisée par l’Espagnol Fermin Jimenez Landa pour le festival Bien urbain [^1], un événement qui livre à la rue le patrimoine fortifié et les bâtiments plébéiens de la capitale comtoise. Une œuvre qu’il faut aller chercher. D’abord parce qu’elle se situe dans un quartier populaire excentré de la cité bisontine, et surtout parce qu’elle ne s’exhibe pas, loin des fresques géantes qui vous saisissent au détour d’une rue, qui vous obligent en somme.

Un tableau sans ego, sans orgueil, que Fermin Jimenez Landa a baptisé Eurovision, en réponse à la liste noire des drapeaux interdits dans le cadre du concours de chansons éponyme. Un mélange de couleurs, une œuvre minimaliste visant la provocation, où chacun des étendards écorchés éclaire une cause, -sulfureuse ou fondée. Tenable ou irrémissible, c’est selon. De loin, une peinture murale anodine, enfantine de par sa frugalité. De près, s’impose un puzzle géant pêle-mêlant idéologie, nationalisme, conflits et religions. Jimenez Landa, lui, n’y voit aucun message : « Je ne prévois rien, je fais, c’est tout. »

Né à Tarifa, cité fortifiée d’Andalousie, de parents scientifiques, l’artiste espagnol de 37 ans a étudié les Beaux-Arts à Valencia. Chemise bleue à carreaux, barbe méditerranéenne, tout sourire et rétines allumées, il déboule à vélo sur les bords du Doubs, en pleine effervescence du festival. Très proche d’Escif, street artist espagnol parrain de cette édition 2016, Jimenez Landa renie pourtant toute appartenance au monde du graff. Même quand les rues et les murs des villes assignent un terrain naturel d’expression, selon lui, l’essentiel est ailleurs. Chez vous peut-être, ou chez votre voisin prochainement, si vous avez le privilège de jouir d’une piscine à demeure.

Inspiré par The Swimmer, le film de Frank Perry adaptant une nouvelle de l’écrivain John Cheever, critique vertigineuse de la société capitaliste américaine, Fermin Jimenez Landa trace une droite virtuelle de 2 000 kilomètres sur Google Maps, répertoriant les piscines publiques et privées sur sa route, endossant le costume de bain de Burt Lancaster (personnage principal du film, qui chemine de piscine en piscine). De Tarifa à Pampelune ou écumant les routes du Mexique, se déploie allégrement une mythologie de l’errance que l’artiste rapproche de l’Odyssée d’Ulysse et de son retour à la casa. « J’ai très peu de refus quand je frappe aux portes des maisons et, pour ne pas fausser ma démarche, je ne fais pas état de son caractère artistique. À chaque piscine, il se passe toujours quelque chose dans la perception de ma demande, dans la diversité des rencontres et de l’environnement. »

Flirtant avec la performance et l’art contemporain, entre appropriation consentie du bien privé et partage bariolé de l’espace public, l’univers de Fermin Jimenez Landa ouvre une autre voie. Lui qui espérait une large victoire d’Unidos Podemos aux dernières élections et qui craint le retour de la droite et de l’extrême droite dans le pays, « parce qu’elles ont les moyens de l’argent et de la communication », délivre, sans le revendiquer, une vision apaisée du commun, pour ne pas dire du communisme, au sens le plus noble du terme.

Fermin Jimenez Landa a construit son pont entre deux rives, entre deux mondes, celui des propriétaires et celui de la rue.

[^1] Festival Bien urbain, parcours artistiques dans (et avec) l’espace public, à Besançon jusqu’au 30 juillet. grandbesancon.fr

Société
Temps de lecture : 3 minutes