Non, la rue n’appartient pas qu’aux hommes !

Beaucoup de femmes ne font que traverser la ville, évitant certains lieux manifestement masculins. À Sarcelles, une association défend la réappropriation de la ville par ses habitantes. Reportage

Laure Hanggi  • 20 juillet 2016 abonné·es
Non, la rue n’appartient pas qu’aux hommes !
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Un parc, un groupe d’hommes sur un banc, une rue déserte, des trottoirs abîmés… La série de clichés accrochés au mur est encadrée de post-it verts, jaunes ou oranges. Griffonnés dessus, des mots : « danger », « agréable », « observé », « isolé ».

À la Maison des jeunes et de la culture (MJC) Rodin de Sarcelles se tient la restitution de la première marche exploratoire organisée dans la ville par l’association Du côté des femmes (DCDF). En ligne de mire : favoriser la réappropriation de l’espace public par les femmes et diagnostiquer ce qui les empêche, au quotidien, de l’investir sereinement. –« L’important, c’est ce que veulent dire pour vous les photos que vous avez prises », explique Eva, membre de DCDF.

Une semaine auparavant, par un jour d’été maussade mais épargné par la pluie, une dizaine de Sarcelloises de tous âges et de toutes origines ont marché pendant près de deux heures dans les rues de cette ville du Val-d’Oise, au nord de Paris. Un plan du parcours à la main, elles ont tracé au feutre vert ce qui leur plaisait et au feutre rouge ce qui les gênait ou leur faisait peur. Verdict : les jardins partagés et la grande avenue du tramway sont plébiscités.

« Ces marches ont l’avantage de créer un entre-soi féminin qui libère la parole commune », explique Yves Raibaud[^1], spécialiste de la géographie du genre. Née durant les années 1970, cette discipline qui met en lumière les différences de pratique de la ville entre les hommes et les femmes a eu du mal à s’imposer en France… justement parce que la géographie était un univers masculin. Il faudra attendre les années 1980-1990 pour que les travaux de -Jacqueline Coutras, chercheuse au Groupe d’étude sur la division sociale et sexuelle du travail, démontrent l’inégalité de genre dans l’appropriation de l’espace public.

Les femmes ont-elles droit de cité ?

La division sexuelle du travail a servi de fondement à l’organisation urbaine moderne, explique Jacqueline Coutras, de l’Institut de recherche sur les sociétés contemporaines (CNRS), dans Crise urbaine et espaces sexués (Armand Colin, 1996). Dans les années 1970, la ville organisait un inégal accès aux ressources urbaines et enfermait les femmes dans la proximité résidentielle. Aujourd’hui, les femmes seraient sorties du local, et les inégalités dans l’usage du territoire se seraient réduites. En 1993-1994, des associations ­d’Allemagne, de Belgique, de France, de Grèce et des Pays-Bas ont rédigé la Charte européenne des femmes dans la cité, qui défend « une nouvelle lecture de la ville avec l’expertise des femmes », la démocratie paritaire, une réflexion sur les transports et la sécurité et le développement d’équipements permettant de mieux concilier vie familiale et professionnelle.

À Sarcelles, la marche lancée par DCDF débute par la traversée du parc Kennedy, dans le quartier des grands ensembles – un espace vert relativement bien entretenu mais que la majorité des femmes présentes disent éviter quand elles sont seules, surtout le soir. « Il y a trop d’hommes en groupe », lance Anne-Marie, Sarcelloise depuis les années 1970. « Les hommes ont totalement conquis le territoire du parc, concède Isabelle, de la Gestion urbaine de priorité (GUP), un dispositif qui assure le bon fonctionnement d’un quartier donné. Il n’y a quasiment pas de groupes de femmes assises comme eux en train de discuter. »

Une domination masculine qui s’accompagne d’un retrait féminin. « De toute manière, mes enfants sont grands maintenant, pourquoi je viendrais au parc ? », plaisante Anne-Marie. La remarque n’est pas si anodine. « Les femmes rencontrent deux contraintes dans leur appropriation de l’espace public,commente Yves Raibaud. La première, c’est la question de l’insécurité, avec la crainte principale de l’agression sexuelle. La seconde, c’est qu’elles sortent les trois quarts du temps pour accompagner quelqu’un – leurs enfants ou des personnes âgées. »

Alors, forcément, l’habitude s’installe dans les déplacements. On prend toujours le même chemin, on ne s’aventure pas à droite ou à gauche. On file tout droit d’un point A à un point B. « Je n’étais jamais passée par ici, c’est une découverte ! », s’exclame Jacqueline, qui habite pourtant Sarcelles depuis quarante ans, alors que la troupe emprunte une petite allée s’éloignant de la rue principale. « On ne fait jamais de détour, on passe toujours au même endroit. »

Redécouvrir pour aider à reconstruire : les marches exploratoires, ce sont aussi des expertises de la ville « par le bas ». Une mine d’informations pour Éléonore, responsable du service de démocratie urbaine à la mairie et membre de la GUP. « À Sarcelles, de gros travaux d’aménagements sont prévus. Ces marches nous permettent de réfléchir en amont à ce qui pourra être mis en place pour que la ville soit plus ouverte aux femmes. »

C’est une première étape. Car, pour reprendre leur place dans l’espace public, les femmes doivent également lutter contre des injonctions intégrées depuis l’enfance. « Dès leur plus jeune âge, on dit aux filles qu’il y a des méchants dans la rue, souligne Yves -Raibaud. Alors que les garçons sont encouragés à aller dehors, car ils ont de la testostérone à dépenser ! »

« Comment vous pensez qu’on était vues, dans la rue ? », s’enquiert Sophie sur le chemin du retour. « Qu’est-ce qu’on faisait là sans un homme ? », répond Nora avec un brin d’ironie, car elle mesure le chemin qu’il reste à parcourir.

[^1] Auteur de La ville faite par et pour les hommes,coll. « Égale à Égal », Belin, 2015.

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