Notre-Dame-des-Landes : Cultivons notre utopie

Les habitants de la ZAD ne cherchent pas seulement à défendre le site qu’ils occupent : ils y expérimentent un mode de vie alternatif. Reportage.

Vanina Delmas  • 6 juillet 2016 abonné·es
Notre-Dame-des-Landes : Cultivons notre utopie
© Photo : Vanina Delmas

« Si tu frappes la pâte moins fort, elle sera sûrement plus souple », conseille Anaïs à son apprenti boulanger du jour. « Mais comme ça, elle ne colle pas aux doigts », répond l’élève tout en essayant d’ajuster son geste. Aux Fosses noires, au centre de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, la fabrication du pain rythme trois journées par semaine. Ce lundi, la farine virevolte dans la pièce depuis 7 heures du matin. Les trois boulangers s’activent pour préparer près de 90 kilos de pain avant la distribution de 17 heures. Le planning, les quantités d’ingrédients et le processus de fabrication sont affichés au mur pour les débutants.

Anaïs n’avait jamais fait de pain avant 2010. Elle a tout appris avec un boulanger qui avait trouvé refuge aux Fosses noires. Après son départ, l’activité s’est collectivisée et elle est devenue l’une des « référentes ». « Nous distribuons le pain à prix libre car, pour nous, manger du pain ne doit pas dépendre des moyens financiers des gens », souligne Anaïs, tout en contrôlant la température de la pâte qui repose. Un four à bois facilement transportable en cas d’expulsion, un pétrin manuel tout neuf, réalisé par des amies dans une menuiserie, une balance, des coupe-pâte en inox hérités du boulanger… L’ancienne étable de la maison s’est transformée en véritable fournil, et la farine provient soit d’un moulin de Redon, dans le Morbihan, soit du champ de sarrasin de la ZAD. Ce dernier a été notamment approvisionné lors de l’assemblée « Sème ta ZAD », créée en 2013, pour gérer collectivement les plantations.

Afin de s’assurer une certaine autonomie alimentaire, les zadistes ont progressivement apprivoisé l’humidité du sol, les sites inoccupés et les derniers agriculteurs résistants. Une source inépuisable pour apprendre à cultiver et à se nourrir en dehors des grandes surfaces. Le réflexe du maraîchage collectif a été immédiat pour la plupart, même pour ceux qui n’avaient jamais fait de jardinage. Du côté du moulin de Rohanne, un verger sort petit à petit de terre et permet de s’exercer à l’art de la greffe, tandis que les hectares cultivés au Rouge et Noir fournissent assez de légumes pour nourrir la collectivité. Une parcelle consacrée aux plantes médicinales est bichonnée par quelques amateurs de médecine alternative.

À l’ouest de la ZAD, la ferme de Bellevue cristallise cette transmission des savoirs tant revendiquée. En janvier 2013, les agriculteurs du collectif Copain de Loire-Atlantique et d’ailleurs occupent l’exploitation pour empêcher sa démolition. Elle devient rapidement un lieu d’échanges sur l’agriculture paysanne et d’expériences agricoles, notamment avec l’installation d’une fromagerie. Un « groupe vaches » s’occupe chaque jour des quatre bêtes qui paissent dans les champs verdoyants. « On a appris sur le tas, avec des gens passionnés, alors, même si nous avons des contraintes liées à ce métier, il y a un sens. Personne ici ne fait ça par dépit », lance Margaux. Un tacle à la pression sociale, familiale, scolaire et économique actuelle.

Lait, crème, fromages… Tout est en libre-service dans le frigo. « Aucun prix n’est fixé car nous fonctionnons avec une caisse commune que chacun abonde à sa manière, explique Camille, en passant au tamis le lait qu’il vient de traire. Nous n’avons pas d’objectif de rentabilité, donc l’important est que nos produits aillent là où on en a le plus besoin. » Bien souvent, ils sont destinés à alimenter le « non-marché » organisé chaque vendredi soir pour ravitailler les collectifs vivant sur le site ou les habitants alentour. Mais, par fidélité aux valeurs de solidarité, les surplus sont régulièrement distribués aux squats de réfugiés installés à Nantes ou envoyés vers d’autres lieux de lutte.

L’autogestion ne s’arrête pas à l’acte nourricier. Les prises de décisions ou la gestion des conflits se font entre habitants de la ZAD, en dehors de l’« État policier » qu’ils dénoncent. Des AG ont lieu tous les mois à La Vache rit et, chaque jeudi, ils se réunissent pour faire le point sur la suite de leur lutte. La parole doit être donnée à tous, même aux moins hardis. « Nous vivons dans une sorte de laboratoire de démocratie où la dispute permet d’élever le débat, analyse Marc. Et je considère que notre démarche est beaucoup plus approfondie que celle qui consiste à se rendre dans un isoloir une fois de temps en temps. »

Progressivement, les codes sociaux inculqués depuis l’enfance tendent à s’estomper. À la Wardine, le collectif La Smala offre la possibilité aux familles de vivre la grossesse autrement et d’élever leurs enfants en dehors des normes éducatives traditionnelles. « Les enfants donnent une autre dimension à la vie en communauté, confie Sacha. Par exemple, leur présence apaise les plus énervés et évite les conflits. » Deux enfants sont mêmes nés sur ce bout de territoire en 2014.

Les clichés de genre sont bannis. Démonstration avec l’une des habitantes de Bellevue, qui se lance dans la réparation d’un tracteur avant d’aller ramasser le foin dans le champ d’à côté. « Il n’y a pas d’organisation centralisée ou pyramidale, donc chacun peut trouver sa place, explique Margaux. Mais certains espaces privilégiés non mixtes existent pour inciter certaines personnes à prendre la parole par exemple. » Les loisirs et la culture ne sont pas oubliés. Au détour d’un chemin, il n’est pas rare de discuter avec quelqu’un qui nous apprend qu’un studio d’enregistrement de rap, un mur d’escalade ou une radio pirate, Radio Klaxon, se cachent par ici.

Malgré la menace d’évacuation imminente proférée par Manuel Valls après la victoire du « oui » lors du vote du 26 juin, les zadistes n’ont qu’une seule idée en tête : « le long terme ». Le même jour, ils terminaient d’ériger le « dôme du Gourbi » sur les cendres de leur ancien lieu de réunion. Les zadistes soupçonnent un acte volontaire de pro-aéroport ou de climato-sceptiques, car l’incendie a eu lieu en décembre 2015, au moment de la COP 21. Cette fois, ils ont été pragmatiques : du métal pour l’ossature et du torchis fait de terre et de foin pour recouvrir le bas. Aucun matériau inflammable. « On construit quelque chose d’utile et ça vaut tous les business plans de Vinci ! », commente Cyril, sans lâcher le chantier des yeux. La moitié des volontaires patauge dans la boue pour rendre le torchis compact tandis que l’autre l’applique consciencieusement sur le squelette métallique du futur espace de réunion de la ZAD.

Ce besoin de commun s’exprime chez tous les habitants, même les plus excentrés. Dans un coin boisé, l’Isolette, une maison en bois cordé prend vie. Ses concepteurs ont profité d’un week-end « chantier collectif » qui a amené des dizaines de coups de main, dont ceux d’étudiants-architectes, pour faire avancer leur projet de salle commune. Sans compétence particulière en construction, ils ont potassé des livres pour mettre au point leur structure, à partir du bois des châtaigniers qui les entourent. « On n’est pas des experts, mais nos expériences dans des squats ou d’autres lieux alternatifs nous ont appris quelques bases : poser des panneaux solaires, la plomberie, scier du bois, raconte Julien. Et surtout, on réalise qu’on n’a pas forcément besoin de formations et d’écoles chères pour apprendre à construire des choses. »

Les habitants ne comptent ni les bénéfices qu’ils font, ni l’énergie dépensée depuis des années pour construire leur propre modèle de société. Le spectre de l’opération César en 2012 ne les inquiète pas, ils sont prêts à défendre leur lieu de vie. Conscients que la période de calme touche à sa fin, ils ont rédigé un texte en six points pour poser les bases de leur avenir (voir ci-contre). Un attachement profond à leurs expérimentations plus qu’aux résultats matériels en ressort. « Je crois que le plus atroce serait vraiment de perdre les liens d’amitié qui se sont noués et toutes les valeurs construites ici », glisse Marc, assis sur la terrasse suspendue de la colocation dite des « Cent Noms ».

Écologie
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Notre-Dame des résistances
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