Pierre Paulin : Un doux état de sièges

Pierre Paulin (1927-2009) fut un designer en phase avec son époque, désireux de libérer ses contemporains de multiples contraintes. Une exposition au Centre Pompidou retrace son parcours.

Christophe Kantcheff  • 6 juillet 2016 abonné·es
Pierre Paulin : Un doux état de sièges
© Banquette Dos-à-Dos, 1967.Centre national des arts plastiques, Paris-La Défense

Le design n’est sans doute pas l’activité la plus prisée par ceux qui combattent le libéralisme. Le considérer comme une forme d’esthétisation du capitalisme, un enjolivement des objets de consommation pour mieux en susciter l’achat n’est pas faux – mais réducteur. Les généralités qui condamnent, plaçant tout (le design comme l’art contemporain, par exemple) dans un même sac, sont toujours à courte vue. En voici une preuve : l’œuvre de Pierre Paulin, auquel le Centre Pompidou consacre une superbe exposition, sous le commissariat de Cloé Pitiot.

Il ne faut pas se laisser abuser par la reconnaissance institutionnelle qui touche aujourd’hui le designer, disparu à 81 ans, le 13 juin 2009. On doit se méfier aussi d’un regard biaisé sur son parcours : Pierre Paulin a travaillé à deux reprises pour des présidents de la République, au tournant des années 1969-1970 pour Georges Pompidou, et dans les années 1980 pour François Mitterrand. Mais il fut étranger à toute posture officielle. Et si Pierre Paulin est aujourd’hui l’un des designers les plus célèbres au monde, il fut en butte, de son vivant, à de franches incompréhensions, même si ses meubles ont été vus par un public nombreux dans le film d’Édouard Molinaro Oscar (1967), avec Louis de Funès, ou dans l’émission politique des années 1980 « L’Heure de vérité », où tous les invités s’asseyaient sur le modèle dénommé Cygne.

L’exposition montre bien un des aspects essentiels de l’esprit de cet homme, qui fut à maints égards un idéaliste alors que le design consiste par essence en une confrontation avec le réel : les volumes, les matériaux, les goûts dominants et l’argent. Dans un entretien filmé en 2007 par la documentariste Danielle Schirman et diffusé dans l’exposition, Paulin a cette phrase saisissante : « Notre travail est au service du public. » Si son intention, alors, est de se démarquer de l’attitude trop « artiste » à son goût de nombre de designers, cette idée de produire pour tous est ancrée en lui depuis longtemps. Un voyage en Europe du Nord au début des années 1950 lui a fait découvrir la sobriété des meubles adaptés aux lieux et aux modes de vie septentrionaux. À la même époque, il s’enthousiasme pour le travail d’un couple de designers américains : Ray et Charles Eames. Employant de nouveaux matériaux mis au point pour les besoins de la guerre, les Eames allient fonctionnalité, élégance des formes et coûts de fabrication moins élevés. Leur influence a été déterminante sur Pierre Paulin, qui s’est lancé avec cette idée en tête : mettre à disposition d’une population qui manque de tout, dans les années d’après-guerre, des meubles utiles, confortables à l’usage et agréables à regarder. En effet, pourquoi les gens du peuple seraient-ils obligés de vivre dans la laideur ?

Les meubles de ses débuts sont particulièrement marqués par ces préoccupations. Comme un vaisselier-bar de 1952 ou des chaises conçues pour la société Thonet en 1953. Plus tard, dans les années 1970, alors qu’il a créé avec Marc Lebailly et Maïa -Wodzislawska, sa future femme, une agence de design industriel, il n’a pas changé d’idée quand il crée par exemple une chaise longue d’extérieur (dite Estanza) ou, à partir de 1984, de nouveaux modèles pour Calor-Tefal, dont le Jetline, un petit fer à repasser de voyage.

Mais, comme le note une spécialiste du design, Nadine Descendre, dans un livre stimulant paru il y a deux ans, Pierre Paulin, l’homme et l’œuvre (Albin Michel), cette volonté résistait difficilement à « la puissance des marchés ». Les exigences du commanditaire, autant que celles de Paulin lui-même, quant aux techniques à mettre en œuvre, notamment, « propulsaient souvent [ses dessins et prototypes] vers une gamme de luxe ». Seules les commandes institutionnelles, réalisées avec le Mobilier national et ses artisans de haut vol, l’ont délesté des contingences marketing et commerciales. Et c’est au Louvre qu’il a pu offrir au visiteur, c’est-à-dire à tout un chacun, le meilleur de sa création au moment où cette commande lui est faite, avec la Borne, une banquette collective et circulaire à dix places. Nous sommes alors en 1968, date ô combien -symbolique, qui n’est pas anodine dans la portée du travail de Paulin.

L’exposition du Centre Pompidou permet en effet d’apprécier à quel point l’œuvre du designer résonne avec ce temps de la seconde moitié du XXe siècle, où l’on a réussi à se défaire de nombre d’entraves. « Utiliser des techniques nouvelles débouche sur des esthétiques nouvelles », dit Pierre Paulin dans l’entretien déjà cité. Et, certes, tout en structurant ses sièges avec des figures simples (deux triangles à l’envers, par exemple), le designer a grandement innové en ayant recours à des matières peu ou pas encore employées. Comme le jersey extensible, ce textile élastique qu’il est le premier à utiliser, dont il enrobe ses fauteuils telle une peau souple et vivante.

Mais l’explication est insuffisante. De la fin des années 1950 jusqu’au début des années 1970, Paulin va créer, pour la société néerlandaise Artifort, des sièges qui marquent immédiatement les esprits par leurs formes à la fois rondes, sensuelles, séduisantes et épurées. Ce sont notamment le Mushroom (1959), la Langue (1963), le Ribbon Chair (1966) ou les banquettes Dos-à-Dos ou Face-à-Face (1967).

Homme de contrastes, à la fois austère et plein d’humour, rigoriste et moderne, misanthrope et humaniste, Pierre Paulin a dialogué avec son époque, émancipant les corps, permettant aux individus d’être moins guindés, plus détendus, et au fond plus en accord avec eux-mêmes. Le mot liberté, dans sa simplicité, pourrait être son emblème.

Culture
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